Abbé Grégoire
l'abbé Grégoire

DIVERSITÉ


Mythe : la France est riche de ses diversités




     Si l'Europe de l'ouest est riche de ses diversités, c'est bien malgré la tradition politique française.


          Le premier à lancer une charge politique cohérente contre la diversité est sans doute Bertrand Barère, membre de Comité de salut public, dans son discours du 8 pluviose an II. Son argumentation est le prototype de toutes les logiques politiques qui viendront ensuite justifier l'uniformisation linguistique.

        1. La démocratie ne peut exister qu'entre des citoyens qui se comprennent. Pour se comprendre il faut se ressembler, et en particulier parler une langue commune.
          2. L'unité de la République est constamment en danger. Or les pôles politiques sont aussi des pôles linguistiques. Les forces ennemies et centrifuges se rassemblent autour des idiomes différents de la langue de la République.
          3. Par conséquent, la langue commune doit être aussi la langue unique.
         (4. Prolongement : Si la démocratie et l'unité des hommes doivent être universels, la langue française est appelée à l'universalité.)

         Pour les démocraties du XXIème siècle, qui doivent gérer la construction européenne, le nomadisme des hommes et des entreprises, ainsi que la quête de l'identité individuelle et collective, de tels syllogismes ne sont plus praticables.


Discours du 8 pluviose an II (27 janvier 1794)

        " Citoyens, les tyrans coalisés ont dit : l'ignorance fut toujours notre auxiliaire le plus puissant ; maintenons l'ignorance ; elle fait les fanatiques, elle multiplie les contre-révolutionnaires ; faisons rétrograder les Français vers la barbarie : servons-nous des peuples mal instruits ou de ceux qui parlent un idiome différent de celui de l'instruction publique.
        Le comité a entendu ce complot de l'ignorance et du despotisme. Je viens appeler aujourd'hui votre attention sur la plus belle langue de l'Europe, celle qui la première a consacré franchement les droits de l'homme et du citoyen, celle qui est chargée de transmettre au monde les plus sublimes pensées de la liberté et les plus grandes spéculations de la politique.(...)
Quatre points du territoire de la République méritent seuls de fixer l'attention du législateur révolutionnaire sous le rapport des idiomes qui paraissent les plus contraires à la propagation de l'esprit public et présentent des obstacles à la connaissance des lois de la République et à leur exécution.
        Parmi les idiomes anciens, welches, gascons, celtiques, wisigoths, phocéens ou orientaux, qui forment quelques nuances dans les communications des divers citoyens et des pays formant le territoire de la République, nous avons observé (et les rapports des représentants se réunissent sur ce point avec ceux des divers agents envoyés dans les départements) que l'idiome appelé bas-breton, l'idiome basque, les langues allemande et italienne ont perpétué le règne du fanatisme et de la superstition, assuré la domination des prêtres, des nobles et des praticiens, empêché la révolution de pénétrer dans neuf départements importants, et peuvent favoriser les ennemis de la France.

        Je commence par le bas-breton. Il est parlé exclusivement dans la presque totalité des départements du Morbihan, du Finistère, des Côtes-du-Nord, d'Ille-et-Vilaine, et dans une grande partie de la Loire-Inférieure. Là l'ignorance perpétue le joug imposé par les prêtres et les nobles ; là les citoyens naissent et meurent dans l'erreur : ils ignorent s'il existe encore des lois nouvelles.
        Les habitants des campagnes n'entendent que le bas-breton ; c'est avec cet instrument barbare de leurs pensées superstitieuses que les prêtres et les intrigants les tiennent sous leur empire, dirigent leurs consciences et empêchent les citoyens de connaître les lois et d'aimer la République. Vos travaux leur sont inconnus, vos efforts pour leur affranchissement sont ignorés. L'éducation publique ne peut s'y établir, la régénération nationale y est impossible. C'est un fédéralisme indestructible que celui qui est fondé sur le défaut de communication des pensées ; et si les divers départements, seulement dans les campagnes, parlaient divers idiomes, de tels fédéralistes ne pourraient être corrigés qu'avec des instituteurs et des maîtres d'école dans plusieurs années seulement.
            Les conséquences de cet idiome, trop longtemps perpétué et trop généralement parlé dans les cinq départements de l'Ouest, sont si sensibles que les paysans (au rapport de gens qui y ont été envoyés) confondent le mot loi et celui de religion, à un tel point que, lorsque les fonctionnaires publics leur parlent des lois de la République et des décrets de la Convention, ils s'écrient dans leur langage vulgaire : Est-ce qu'on veut nous faire sans cesse changer de religion ?
        Quel machiavélisme dans les prêtres d'avoir fait confondre la loi et la religion dans la pensée de ces bons habitants des campagnes ! Jugez, par ce trait particulier, s'il est instant de s'occuper de cet objet. Vous avez ôté à ces fanatiques égarés les saints par le calendrier de la République ; ôtez-leur l'empire des prêtres par l'enseignement de la langue française.

        Dans les départements du Haut et du Bas-Rhin, qui a donc appelé, de concert avec les traîtres, le Prussien et l'Autrichien sur nos frontières envahies ? l'habitant des campagnes qui parle la même langue que nos ennemis, et qui se croit ainsi bien plus leur frère et leur concitoyen que le frère et le concitoyen des Français qui lui parlent une autre langue et ont d'autres habitudes.
        Le pouvoir de l'identité du langage a été si grand qu'à la retraite des Allemands plus de vingt mille hommes des campagnes du Bas-Rhin sont émigrés. L'empire du langage et l'intelligence qui régnait entre nos ennemis d'Allemagne et nos concitoyens du département du Bas-Rhin est si incontestable qu'ils n'ont pas été arrêtés dans leur émigration par tout ce que les hommes ont de plus cher, le sol qui les a vus naître, les dieux pénates et les terres qu'ils avaient fertilisées. La différence des conditions, l'orgueil, ont produit la première émigration qui a donné à la France des milliards ; la différence du langage, le défaut d'éducation, l'ignorance ont produit la seconde émigration qui laisse presque tout un département sans cultivateurs. C'est ainsi que la contre-révolution s'est établie sur quelques frontières en se réfugiant dans les idiomes celtiques ou barbares que nous aurions dû faire disparaître.

        Vers une autre extrémité de la République est un peuple neuf, quoique antique, un peuple pasteur et navigateur, qui ne fut jamais ni esclave ni maître, que César ne put vaincre au milieu de sa course triomphante dans les Gaules, que l'Espagne ne put atteindre au milieu de ses révolutions, et que le despotisme de nos despotes ne put soumettre au joug des intendants : je veux parler du peuple basque. Il occupe l'extrémité dés Pyrénées-Occidentales qui se jette dans l'Océan. Une langue sonore et imagée est regardée comme le sceau de leur origine et l'héritage transmis par leurs ancêtres. Mais ils ont des prêtres, et les prêtres se servent de leur idiome pour les fanatiser ; mais ils ignorent la langue française et la langue des lois de la République. Il faut donc qu'ils l'apprennent, car, malgré la différence du langage et malgré leurs prêtres, ils sont dévoués à la République qu'ils ont déjà défendue avec valeur le long de la Bidassoa et sur nos escadres.

            Un autre département mérite d'attirer vos regards : c'est le département de Corse. Amis ardents de la liberté, quand un perfide Paoli et des administrateurs fédéralistes ligués avec des prêtres ne les égarent pas, les Corses sont des citoyens français ; mais, depuis quatre ans de révolution, ils ignorent nos lois, ils ne connaissent pas les événements et les crises de notre liberté.
           Trop voisins de l'Italie, que pouvaient-ils en recevoir ? Des prêtres, des indulgences, des Adresses séditieuses, des mouvements fanatiques. Pascal Paoli, Anglais par reconnaissance, dissimulé par habitude, faible par son âge, italien par principe, sacerdotal par besoin, se sert puissamment de la langue italienne pour pervertir l'esprit public, pour égarer le peuple, pour grossir son parti ; il se sert surtout de l'ignorance des habitants de Corse, qui ne soupçonnent pas même l'existence des lois françaises, parce qu'elles sont dans une langue qu'ils n'entendent pas.
            Il est vrai qu'on traduit depuis quelques mois notre législation en italien ; mais ne vaut-il pas mieux y établir des instituteurs de notre langue que des traducteurs d'une langue étrangère ?(...)

            Nous avons révolutionné le gouvernement, les lois, les usages, les mœurs, les costumes, le commerce et la pensée même ; révolutionnons donc aussi la langue, qui est leur instrument journalier.
Vous avez décrété l'envoi des lois à toutes les communes de la République ; mais ce bienfait est perdu pour celles des départements que j'ai déjà indiqués. Les lumières portées à grands frais aux extrémités de la France s'éteignent en y arrivant, puisque les lois n'y sont pas entendues.
           Le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton ; l'émigration et la haine de la République parlent allemand ; la contre-révolution parle l'italien, et le fanatisme parle le basque. Cassons ces instruments de dommage et d'erreur.(...)
Les lois d'une République supposent une attention singulière de tous les citoyens les uns sur les autres, et une surveillance constante sur l'observation des lois et sur la conduite des fonctionnaires publics. Peut-on se la promettre dans la confusion des langues, dans la négligence de la première éducation du peuple, dans l'ignorance des citoyens ? (...)

             Ayons l'orgueil que doit donner la prééminence de la langue française depuis qu'elle est républicaine, et remplissons un devoir.
             Laissons la langue italienne consacrée aux délices de l'harmonie et aux expressions d'une poésie molle et corruptrice.
               Laissons la langue allemande, peu faite pour des peuples libres jusqu'à ce que le gouvernement féodal et militaire, dont elle est le plus digne organe, soit anéanti.
                Laissons la langue espagnole pour son inquisition et ses universités jusqu'à ce qu'elle exprime l'expulsion des Bourbons qui ont détrôné les peuples de toutes les Espagnes.
            Quant à la langue anglaise, qui fut grande et libre le jour qu'elle s'enrichit de ces mots, la majesté du peuple, elle n'est plus que l'idiome d'un gouvernement tyrannique et exécrable, de la banque et des lettres de change.
            Nos ennemis avaient fait de la langue française la langue des cours ; ils l'avaient avilie. C'est à nous d'en faire la langue des peuples, et elle sera honorée.
            Il n'appartient qu'à une langue qui a prêté ses accents à la liberté et à l'égalité ; à une langue qui a une tribune législative et deux mille tribunes populaires, qui a de grandes enceintes pour agiter de vastes assemblées, et des théâtres pour célébrer le patriotisme ; il n'appartient qu'à la langue française qui depuis quatre ans se fait lire par tous les peuples, qui décrit à toute l'Europe la valeur de quatorze armées, qui sert d'instrument à la gloire de la reprise de Toulon, de Landau, du Fort Vauban et à l'anéantissement des armées royales ; il n'appartient qu'à elle de devenir la langue universelle. ".



            L'abbé Grégoire (1) avait dès 1790 lancé une enquête sur les idiomes et patois locaux, sans en tirer de conclusions nettes. Quelques mois après le discours de Barère, il publiera son " Rapport sur la nécessité et les moyens d'anéantir les patois et d'universaliser l'usage de la langue française " (16 prairial an II).

            Bien qu'alléché par le titre martial du rapport, je n'ai pas pu trouver de lignes qui puissent retenir l'attention. Ce n'est qu'une redite sans saveur du discours du 8 pluviose. Grégoire ne met en avant aucune idée-force, et accumule seulement banalités, pédantisme et emphase. Il conclut par la vague nécessité de réformer la grammaire française et l'orthographe.
            Le seul intérêt du rapport est d'ordre historique. C'est le résultat de l'enquête sur les patois et les langues. Le tableau qu'en donne notre ecclésiastique permet de mesurer objectivement le faible potentiel d'adhésion populaire aux idées nouvelles, et donc le niveau de dictature du nouveau régime.

       " Il n'y a qu'environ quinze départements de l'intérieur où la langue française soit exclusivement parlée. Encore y éprouve-t-elle des altérations sensibles, soit dans la prononciation, soit par l'emploi de termes impropres et surannés, surtout vers Sancerre, où l'on retrouve une partie des expressions de Rabelais, Amyot & Montagne. Nous n'avons plus de provinces, et nous avons encore environ trente patois qui en rappellent les noms.
            Peut-être n'est-il pas inutile d'en faire l'énumération: Le bas-breton, le normand, le picard, le rouchi ou wallon, le flamand, le champenois, le messin, le lorrain, le franc-comtois, le bourguignon, le bressan, le lyonnais, le dauphinois, l'auvergnat,, le poitevin, le limousin, le picard, le provençal, le languedocien, le velayen, le catalan, le béarnois, le basque, le rouergat & le gascon ; ce dernier seul est parlé sur une surface de 60 lieues en tout sens.
            Au nombre des patois, on doit placer encore l'italien de la Corse, des Alpes-Maritimes, et l'allemand des Haut et Bas-Rhin, parce que ces deux idiomes y sont très dégénérés.
            Enfin, les Nègres de nos colonies, dont vous avez fait des hommes, ont une espèce d'idiome pauvre comme celui des Hottentots, comme la langue franque, qui, dans tous les verbes, ne connaît guère que l'infinitif. (...)
           
            On peut assurer sans exagération qu'au moins dix millions de Français, surtout dans les campagnes, ignorent la langue nationale; qu'un nombre égal est à peu près incapable de soutenir une conversation suivie; qu'en dernier résultat, le nombre de ceux qui la parlent purement n'excède pas trois millions ; et probablement le nombre de ceux qui l'écrivent correctement est encore moindre.
Ainsi, avec trente patois différents, nous sommes encore, pour le langage, à la tour de Babel, tandis que pour la liberté nous formons l'avant-garde des nations. "



            La Troisième république continua l'œuvre esquissée par Barère et Grégoire, avec la même logique. En témoigne cette interpellation à la Chambre des députés du 16 janvier 1903 :


            "  L'emploi presque unique de l'idiome local, dans certaines régions de la Bretagne, sert admirablement, depuis longtemps, la cause des royalistes et des cléricaux. Dernier vestige, soigneusement entretenu, des vieilles choses abolies, la langue bretonne est le véhicule traditionnel des calomnies proférées journellement contre la République aux oreilles d'une population chez qui on essaie d'enrayer, par tous les moyens, l'œuvre libératrice du progrès.
            Il importait au cabinet Combes, continuant en cela l'œuvre de M. Waldeck-Rousseau, et soucieux comme lui de la diffusion des idées républicaines, de prohiber, partout où il se pouvait, l'usage officiel du breton.
            Le Ministre de l'Intérieur et des Cultes rappela donc aux prêtres bretons qu'il leur était interdit de faire les instructions religieuses en langue bretonne.
            Quelques représentants des régions intéressées crurent devoir protester contre cette mesure, et M. Lamy, député, interpella à la séance du 16 janvier 1903. "



(1)  L'abbé Grégoire combattra la hiérarchie cléricale en 1789, mais il est devenu en réalité " l'évêque Grégoire " dès 1791. Sous l'empire, il combattra le retour des titres nobiliaires, mais acceptera celui de comte et de commandeur de la Légion d'honneur. Grégoire a courageusement sacrifié sa modestie et son goût pour l'égalité ; sans doute à de plus nobles causes.  (retour au texte)


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