Guy de Maupassant (1850 - 1893)


Bel Ami et antisémite de charme

Maupassant

Guy de Maupassant est tout à fait charmant. C'est le bourgeois-bohème avant que le mot n'existe. Il a une manière de transgresser qui correspond aux aspirations de ceux qui veulent être à la fois debout et bien assis.
En France, la transgression des impuissants, c'est Sade. La transgression par le bas, c'est Jean Genet. La transgression par le haut, c'est Maupassant. 
Voici quelques extraits de Bel Ami (1899). En ce temps-là, l'antisémitisme avait un côté frondeur et populaire, gentiment transgressif, qui plaisait aux bobos.

Mais la porte s'ouvrit de nouveau, et un petit gros monsieur, court et rond, parut, donnant le bras à une grande et belle femme, plus haute que lui, beaucoup plus jeune, de manières distinguées et d'allure grave. C'était M. Walter, député, financier, homme d'argent et d'affaires, juif et méridional, directeur de la Vie Française, et sa femme, née Basile-Ravalau, fille du banquier de ce nom. (…)

Ils entrèrent dans un café et se firent servir des boissons fraîches. Et Saint-Potin se mit à parler. Il parla de tout le monde et du journal avec une profusion de détails surprenants.

- Le patron? Un vrai juif! Et vous savez; les juifs, on ne les changera jamais. Quelle race ! - Et il cita des traits étonnants d'avarice, de cette avarice particulière aux fils d'Israël ; des économies de dix centimes, des marchandages de cuisinière, des rabais honteux demandés et obtenus, toute une manière d'être d'usurier, de prêteur à gages.
" Et avec ça, pourtant, un bon zig qui ne croit à rien et roule tout le monde. Son journal qui est officieux, catholique, libéral, républicain, orléaniste, tarte à la crème et boutique à treize, n'a été fondé que pour soutenir ses opérations de bourse et ses entreprises de toute sorte. Pour ça il est très fort, et il gagne des millions au moyen de sociétés qui n'ont pas quatre sous de capital..."
Il allait toujours, appelant Duroy "mon cher ami".
" Et il a des mots à la Balzac, ce grigou. Figurez-vous que l'autre jour, je me trouvais dans son cabinet avec cette antique bedole de Norbert, et ce Don Quichotte de Rival, quand Montelin, notre administrateur, arrive avec sa serviette en maroquin sous le bras, cette serviette que tout Paris connaît. Walter leva le nez et demanda: - Quoi de neuf?
Montelin répondit avec naïveté: - Je viens de payer les seize mille francs que nous devions au marchand de papier.
Le patron fit un bond, un bond étonnant.
- Vous dites?
- Que je viens de payer M. Privas.
- Mais vous êtes fou !
- Pourquoi?
- Pourquoi... pourquoi... pourquoi...
Il ôta ses lunettes, les essuya. Puis il sourit, d'un drôle de sourire qui court autour de ses grosses joues chaque fois qu'il va dire quelque chose de malin ou de fort, et avec un ton gouailleur et convaincu, il prononça: - Pourquoi? Parce que nous pouvions obtenir là-dessus une réduction de quatre à cinq mille francs.
Montelin, étonné, reprit : - Mais, monsieur le directeur, tous les comptes étaient réguliers, vérifiés par moi et approuvés par vous... -
Alors le patron, redevenu sérieux, déclara: - On n'est pas naïf comme vous. Sachez, monsieur Montelin, qu'il faut toujours accumuler ses dettes pour transiger."
Et Saint-Potin ajouta, avec un hochement de tête de connaisseur: - Hein? Est-il à la Balzac, celui-là? (…)
 
- Oh! Mme Walter est une de celles dont on n'a jamais rien murmuré, mais tu sais, là, jamais, jamais. Elle est inattaquable sous tous les rapports. Son mari, tu le connais comme moi. Mais elle, c'est autre chose. Elle a d'ailleurs assez souffert d'avoir épousé un juif, mais elle lui est restée fidèle. C'est une honnête femme.
Du Roy fut surpris: - Je la croyais juive aussi.
Elle? pas du tout. Elle est dame patronnesse de toutes les bonnes oeuvres de la Madeleine. Elle est même mariée religieusement. Je ne sais plus s'il y a eu un simulacre de baptême du patron, ou bien si l'Eglise a fermé les yeux. (…)
 
Quant à Walter, personne dans Paris n'ignorait qu'il avait fait coup double et encaissé de trente à quarante millions sur l'emprunt, et de huit à dix millions sur des mines de cuivre et de fer, ainsi que sur d'immenses terrains achetés pour rien avant la conquête et revendus le lendemain de l'occupation française à des compagnies de colonisation.
Il était devenu, en quelques jours, un des maîtres du monde, un de ces financiers omnipotents, plus forts que des rois, qui font courber les têtes, balbutier les bouches et sortir tout ce qu'il y a de bassesse, de lâcheté et d'envie au fond du coeur humain.
Il n'était plus le juif Walter, patron d'une banque louche, directeur d'un journal suspect, député soupçonné de tripotages véreux. Il était Monsieur Walter, le riche israélite.(…)


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Contreculture / Maupassant v1.1