Plan de la bastille

  14 juillet 1789 : 

La prise de la Bastille


  Un consensus universel




La prise de la Bastille possède une particularité étonnante, et qui mérite d'être signalée :

- Racontée par les Français, elle représente selon eux l'essence même de la France ; et c'est beau.

- Ramenée à la réalité historique, elle représente aussi, pour le reste du monde, l'essence même de la France ; et c'est vraiment autre chose.

Il s'agit donc d'un événement consensuel ; tout le monde s'y retrouve, même si on ne s'y retrouve pas ensemble.
Cet accord séparateur,  cet étonnant consensus dissociatif, devrait être connu et apprécié dans le monde entier.

Voici les deux versions, en deux colonnes.
bastille Viva la France

La version française La réalité historique à partir des documents d'époque
La Bastille était une forteresse imprenable. La Bastille a été prise à chaque fois qu'elle a été attaquée. Le 16 janvier 1649, pendant la Fronde, elle avait capitulé après avoir essuyé cinq ou six coups de canon.
Selon le cardinal de Retz : "Ce fut un assez plaisant spectacle de voir les femmes à ce fameux siège porter leurs sièges dans le jardin de l'arsenal, où étaient les batteries, comme elles le font au sermon."
Dans la Bastille s'entassaient les victimes de l'arbitraire. La Gazette de la Régence annonce :" Je sais par un commissaire au Chatelet qui était préposé pour la Bastille que, l'un portant l'autre, il y entrait bien dix ou douze prisonniers par semaine et qu'il en sortait peu comparativement ".
(calculez : celà fait plus de 500 prisonniers par an...)
Les scoops des journaux parisiens, surtout s'ils se réclament des milieux bien informés, ne sont bien souvent que du flan.
Les registres d'écrou conservés à la Bibliothèque de l'Arsenal montre qu'à l'époque du scoop il entrait une moyenne de 25 prisonniers par an.
Pour la plupart, la détention était de courte durée. Sous Louis XIV, il y eut à passer par là 40 détenus en moyenne par an ; sous Louis XV il y en eut 43 ; sous Louis XVI il y en eut 19.
De toutes façons, la forteresse ne pouvait contenir que 42 détenus logés séparément.
La Bastille est une prison royale. Le roi y enferme qui bon lui semble, sans durée et sans procès, par des lettres de cachet. La Bastille, sous Louis XVI, est devenue une prison d'État. Le procès des détenus est instruit au Châtelet ou au Parlement. Les conseillers du Parlement viennent inspecter la Bastille. Breteuil, ministre de Louis XVI, informe les intendants qu'il ne sera plus délivré de lettres de cachet sans motif et sans durée de peine.
La Bastille est le temple de l'injustice. Sur 279 personnes embastillées pendant les quinze dernières années de l'ancien régime, 38 ont bénéficié d'une ordonnance de non-lieu. Les victimes d'une erreur judiciaire étaient largement indemnisées. Voltaire toucha, à sa sortie de la Bastille, une pension de 1200 livres, qu'il ne refusa pas.
La royauté entretient la forteresse pour garder en soumission le peuple de Paris. La démolition de la Bastille était décidée depuis longtemps, du fait de son coût d'entretien trop élevé. Le donjon de Vincennes,  succursale de la bastille, est fermé en 1784, faute de prisonniers. La même année est dressé le plan d'une place Louis XVI à l'emplacement de la Bastille. 
L'alliance de la démagogie et du délire paranoïaque
Le 12 juillet, Louis XVI renvoie son contrôleur général des finances, Jacques Necker, un banquier d'origine genevoise qui n'a fait que creuser le déficit.
Camille Desmoulins harangue la foule dans les jardins du Palais-Royal. Il rajoute à la défense du démagogue son propre délire paranoïaque : " Citoyens ! Il n'y a pas un moment à perdre. J'arrive de Versailles ; M. Necker est renvoyé. Ce renvoi est le tocsin d'une Saint-Barthélémy des patriotes ; ce soir tous les bataillons suisses et allemands sortiront du Champ de Mars pour nous égorger. Il ne nous reste qu'une ressource, c'est de courir aux armes ! "
Au matin du 14 juillet, les Parisiens sont à cran ; d'autres y voient sans doute une opportunité. Ils cherchent des armes et  se rendent à l'Hôtel des Invalides.
La foule fait irruption dans l'arsenal et emporte 28.000 fusils et une vingtaine de bouches à feu. 
Maintenant qu'ils ont des armes, il faut des munitions. La rumeur se répand que la poudre est entreposée à la Bastille.
Les Sans-culottes parisiens représentent le peuple français , les pauvres, les exploités. Les Sans-culottes sont les petits bourgeois de Paris, déstabilisés par les mauvaises récoltes agricoles ainsi que par le laxisme de la politique économique et sociale de Louis XVI. Ce qu'ils voulaient, c'est que la famine qui sévissait dans les campagnes ne les atteignent pas.
Arrogance et  égoïsme local forcené.

Selon Albert Soboul (Les Sans-culottes parisiens de l'an II, Ed Seuil, 1968), 45,3% sont des maîtres artisans, 18,5% sont des commerçants, 10,5% sont des professions libérales. Une bonne partie d'entre eux emploient des ouvriers.
Coincés entre les prémices du grand capitalisme (les "accapareurs") et les revendications de leurs salariés, ils imposeront en 1793 la Loi du maximum, qui bloquait les salaires et les prix.
Les canons de la Bastille sont pointés sur le peuple de Paris

Les canons de la Bastille ne servaient qu'à tirer des salves les jours de fête. Depuis la Fronde, aucun boulet n'en était sorti. Tous les habitants du faubourg le savaient. Mais l'échauffement des esprit fait que ce matin là, on leur trouva une allure suspecte. Les "électeurs" envoyèrent des délégués au gouverneur de la Bastille, de Launey (ou de Launay), qui fit retirer sans manière les canons de leurs embrasures et fermer celles-ci par des planches.

La Bastille a été prise au nom de la liberté, contre la tyrannie. Tous les témoignages d'époque sont unanimes. L'objectif des émeutiers était de se procurer des armes et des munitions.
La prise de la forteresse s'est faite aux cris de "Vive le roi !", comme les pillages de grains dans les provinces depuis plusieurs mois.
Face au peuple, une troupe aguerrie, avide de sang... La garnison de la Bastille se compose de 82 vétérans, dits Invalides, auxquels s'est adjoint le 7 juillet un détachement de 32 gardes suisses du régiment de Salis-Samade commandés par le lieutenant de Flüe.
Le pont-levis qui donnait accès dans la cour intérieure avait été relevé. Deux assaillants grimpèrent sur la toiture d'un petit bâtiment voisin, d'où ils purent, à l'aide de haches, rompre les chaînes du pont levis qui retomba lourdement. Cet acte fut véritablement héroïque car il se déroula sous le feu des assiégés.
La foule s'était avancée en confiance, parce que le gouverneur de Launay avait envoyé de menteuses paroles de paix. Mais le traître, quand la foule fut à portée, ordonna la mitraille, et beaucoup de citoyens furent massacrés.
L'Histoire authentique, principale source documentaire, indique que les hommes de M. de Launay s'en tiennent aux menaces.
Quand le pont levis retombe, les émeutiers entrent dans la place et tirent sur la garnison.
C'est seulement alors que le gouverneur de la Bastille, s'apercevant enfin de la gravité de la situation, ordonne aux soldats de faire feu. Les héroïques assaillants, confrontés à une résistance imprévue, refluent en désordre.
Les deux seuls blessés graves de cet épisode, Cholat et Baron, dit La Giroflée, l'ont été par le recul du canon qu'ils avaient dirigé et mis à feu.
Ah les honnêtes hommes ! Les émeutiers prennent en otage une adolescente, fille du capitaine des Invalides, M. de Monsigny, et tentent de la brûler vive.
Le père accourt, et il est tué de deux balles.
Les insurgés parisiens firent preuve d'un courage indomptable face à une puissance militaire impressionnante. Deux détachements de gardes françaises commandés par Élie et Hulin arrivent en traînant avec eux deux canons.
Ceux-ci, mis en batterie, causent un début d'incendie à l'entrée de la forteresse.

Les canons des gardes françaises et l'assassinat de Monsigny font disparaître toute velléité de résistance chez les Invalides qui exigent dès lors la reddition de leur gouverneur.

Témoignage d'
Élie : "La Bastille n'a pas été prise de vive force. Elle s'est rendue, avant d'être attaquée, sur la parole que j'ai donnée, foi d'officier français, qu'il ne serait fait aucun mal à personne si elle se rendait".

Le chancelier Pasquier confirme : "Ce qu'on a appelé le "combat" ne fut pas sérieux : la résistance fut complètement nulle. (...) La vérité est que ce grand combat n'a pas un instant effrayé les nombreux spectateurs qui étaient accourus pour en voir le résultat. (...) A côté de moi était Mlle Contat, de la Comédie-Française. Nous restâmes jusqu'au dénouement  et je lui donnai le bras jusqu'à sa voiture."
Le génie parisien... Encore un coup des Allemands !...
Selon Marat : " La Bastille, mal défendue, fut prise par quelques soldats et une foule d'infortunés, la plupart Allemands et provinciaux. Les Parisiens, ces éternels badauds, venaient là par curiosité ".
Prise de la Bastille. Dessin de Prieur
La prise de la Bastille. Dessin de Prieur Jean-Louis le Jeune en 1792,
3 ans après les événements. Tout Paris participe !
Prise de la Bastille. Dessin de Cholat
La prise de la Bastille. Dessin de Cholat Claude, en 1789.
Ce n'est pas la foule...
La première réaction des vainqueurs de la Bastille fut de délivrer les prisonniers. La première réaction des vainqueurs de la Bastille fut de courir au pillage et aux caves. Les pillards, ne connaissant plus que leurs intérêts personnels, se tiraient les uns sur les autres.
Les clés de la prison royale furent portés triomphalement dans Paris, sans avoir préalablement ouvert les portes des cellules. Celles-ci durent être enfoncées pour délivrer les prisonniers.
Le peuple de Paris a délivré les victimes du despotisme. Les prisonniers étaient au nombre de sept :
- Béchade, Laroche, La Corrège et Pujade étaient des faussaires qui avaient arnaqué deux banquiers parisiens. Ils furent remis en prison le lendemain. Après une journée de triomphe, les sans-culottes les ont  trouvés incorrigibles.
- Le comte de Solages, installé là par sa famille pour éviter les rigueurs de l'asile psychiatrique, était un pervers sexuel. Il le resta.
- Tavernier et de Whyte étaient fous. Ils furent transférés à l'asile de Charenton, où ils furent moins bien traités qu'à la Bastille.
On découvre dans la Bastille de terrifiants instruments de torture. "Un corselet de fer, inventé pour retenir un homme par toutes les articulations et le fixer dans une immobilité éternelle."
On découvrit aussi une machine "non moins destructive qui fut exposée au grand jour, mais personne ne put en découvrir ni le nom ni l'usage direct."
Dans le magasin d'armes anciennes de la Bastille figurait une armure de chevalier du moyen-âge.

La machine "non moins destructive, etc." était une imprimerie clandestine saisie chez un nommé François Lenormand en 1786.
On retrouva des os humains en creusant dans le bastion, ce qui éveilla le spectre d'exécutions secrètes et inspira à Mirabeau une terrible apostrophe : "Les ministres ont manqué de prévoyance, ils ont oublié de manger les os". Il s'agissait de restes anciens de Protestants qui ne pouvaient être enterrés, selon les prescriptions religieuses de l'époque, dans des cimetières catholiques.
Parmi les emprisonnés de la Bastille, celui qui éveilla le plus d'émotion fut le comte de Lorges. Il vivait depuis 32 ans, enchaîné et presque nu, au fond d'un cachot noir et humide. Il fut porté en triomphe par une foule généreuse. Pendant quinze jours, tout Paris vint visiter le sinistre cachot, symbole de la tyrannie.
Comte de Lorges
Délivrance du comte de Lorges. Gravure d'époque.
Le comte de Lorges, prisonnier de la Bastille, n'a jamais existé.





Les chroniqueurs sans-culottes (et sans scrupule)  parisiens ont inventé le personnage, sa libération, son triomphe, et  son cachot.
Les Parisiens, révoltés par l'iniquité et la férocité du régime, ont fait preuve d'une grandeur d'âme exemplaire. Le marquis de Launay est lynché par la foule. Il est décapité au canif par un garçon cuisinier nommé Desnot, qui "savait travailler les viandes".
Celui-ci avouera que son exploit charcutier avait été accompli dans l'espoir d'obtenir une médaille.
Le peuple de Paris se réjouit de la prise de la Bastille avec sa bonhomie habituelle. Cannibalisme :
"Je ne sache pas qu'on ait jamais vu porter la tête, fut-ce des plus odieux personnages, au bout des lances, boire leur sang, leur arracher le coeur, le manger... Je l'ai vu dans Paris ; j'ai entendu les cris de joie du peuple effréné qui jouait avec des lambeaux de chair en criant : Vive la liberté ! Vive le roi !"

                                                                            Saint-Just
La prise de la Bastille, combat titanesque, fit des centaines de martyrs de la liberté. Les assiégeants comptèrent quatre-vingt dix huit morts, dont une partie provenait du fait qu'ils s'étaient tirés les uns sur les autres au moment du pillage. Plusieurs autres s'étaient tués en tombant dans les fossés du donjon.
Sur le total, dix-neuf seulement étaient mariés et cinq avaient des enfants. Curieuse sociologie pour un "peuple".

On ne songea pas plus à enterrer les vainqueurs que les vaincus.
La liste définitive des vainqueurs de la Bastille porte 863 noms. A vrai dire, la confection de cette liste fut assez laborieuse. Plusieurs "vainqueurs" avaient déjà été pendus du fait de leurs débordements, et les autres ne souhaitaient pas forcément être connus.
Quand on sut que les héros bénéficieraient de médailles et de pensions, plusieurs centaines de personnes restées jusqu'alors dans un modeste anonymat se persuadèrent être allés, elles aussi, en première ligne.
Une voyageuse anglaise, Miss Helena Williams, raconte que tous les Parisiens qui viennent en province racontent être monté à l'assaut de la Bastille ; la plupart d'entre eux avaient même pris au collet le gouverneur.
Les vainqueurs de la Bastille, de fiers républicains ! Sous l'Empire, les vainqueurs de la Bastille tentent de se faire décorer de la légion d'honneur en bloc.
Ils sont encore là à quémander des pensions jusqu'en 1833, puis de nouveau en 1848 (59 ans après).
Démolition de La Bastille. Elle fut attribuée (d'abord par lui-même) au citoyen Palloy. Avec les pierres, notre entrepreneur fabriqua en série des « petites bastilles » qu’il vendait en province en les recommandant à la vénération des gogos.
Pendant les fêtes civiques, ces bibelots sacrés étaient exposés à la ferveur du public.
Avec les chaînes des prisonniers, Palloy fit fabriquer des médailles patriotiques.
Pour la clientèle riche, il fabriqua des bijoux avec les célèbres pierres. Madame de Genlis, successivement maîtresse du Duc d’Orléans puis d’une brochette de meneurs révolutionnaires, portait au cou un pendentif en pierre de la Bastille, sur lequel étaient incrusté des diamants qui composaient le mot Liberté.

Sous la Restauration, le citoyen Palloy, devenu Monsieur Palloy, se fit royaliste et sollicita d’être décoré de l’Ordre du Lys.
Il le fût.
Medaille Palloy1
Médaille Palloy représentant le roi Louis XVI.
Palloy en offrit une à chacun des ministres, Duport, De Narbonne, Bertrand, Delessard, Cahier et Tarbé.
Medaille Palloy2
Médaille Palloy représentant Palloy lui-même, dit "Le patriote".
C'est finalement plus valorisant et moins dangereux de couler des médailles à sa propre effigie.

Sources utiles mais non exhaustives :
F. Funck Brentano, Les secrets de la Bastille tirés de ses archives, Ed Flammarion, 1932
F. Funck-Brentano, Scènes et tableaux de la Révolution, Ed. Gautier-Languereau, 1934
A. Soboul, Les Sans-culottes parisiens de l'an II, Ed Seuil, 1968
G. Michaud, Les médailles de Pierre-François Palloy sous la révolution dans Numismatique & Change, N° 364, Octobre 2005


Retour
Contreculture/Bastille version 1.1