Drapeau de Croatie

L'indépendance de la Croatie (1993)




Les premiers pas du H.D.Z.

          Le 17 juin 1989, c'est jour de fête pour un petit groupe nationaliste croate. Les 49 membres fondateurs d'un nouveau parti se sont rassemblés pour célébrer la légalisation, enfin atteinte malgré les obstacles policiers, du Hrvastska Demokratska Zajednica (Union Démocratique Croate), ou HDZ.

          Franjo Tudjman, 67 ans, en est élu président. Ancien chef des Partisans pendant la guerre 39-45 aux côtés de Tito, puis général de l'armée yougoslave, il était devenu dans les années 60 directeur de l'Institut d'Histoire (marxiste) à Zagreb. Là, l'ancien communiste commence à s'interroger. Celui qui fut un tueur d'Oustachis (les nationalistes croates alliés à Hitler en 1939-45) conteste le nombre de victimes du régime d'Ante Pavelic entre 1941 et 1945. Il est vrai que le chiffre officiel de 1 700 000 victimes était à l'évidence exagéré : l'exagération avait d'abord servi à réclamer des compensations à l'Allemagne vaincue, et ensuite à persuader les Croates que le régime communiste de Tito était particulièrement enviable. L'exagération servait aussi aux Serbes pour imposer le silence aux Croates au sein de l'état fédéral, en leur rappelant constamment les crimes oustachis.

          La contestation d'un mythe fondateur est partout un scandale, y compris dans la Yougoslavie d'après-guerre. Tudjman fut condamné à 2 ans de prison en 1971.

           En 1981, Tudjman sera condamné de nouveau, à 3 ans de prison cette fois, pour avoir accordé des interviews à des journalistes étrangers.

            La création du HDZ n'était pas le fruit du hasard. Pour la première fois depuis la guerre, des élections multipartites étaient prévues pour le 19 avril 1990, les premières de ce type depuis la guerre. Tito est mort depuis 9 ans, et avec lui une bonne partie de l'enthousiasme pour l'union des Slaves du Sud en un Etat fédéral unique, unissant 6 nations : les Croates, les Slovènes, les Serbes, les Bosniaques, les Monténégrins et les Macédoniens. En 1974, malgré l'opposition des nationalistes serbes, Tito avait en plus accordé une large autonomie à deux provinces de Serbie : la Vojvodine et le Kosovo. 

             Dans ce contexte nouveau de multipartisme et d'usure du parti au pouvoir, il fallait faire vite. Tudjman, bien qu'ancien chef des Partisans et ancien communiste, avait mobilisé la communauté des émigrés croates aux Etats-Unis et au Canada. Evidemment, ses ennemis le traitèrent d'oustachi. Mais déjà, aux yeux de ses compatriotes, il incarnait un nationalisme décomplexé et faisait affluer des millions de dollars dans les caisses du HDZ.
             En Février 1990, un an après ses débuts modestes, le HDZ rassemblait 2500 supporters enthousiastes qui s'entassaient dans la salle de concert de Lisinski. Tudjman fondait toute sa campagne sur la question nationale, délaissant volontairement les questions économiques. Le prix à payer pour cette ligne politique fut l'hostilité immédiate des 600 000 Serbes de Croatie. 

            Face à l'activisme du HDZ, le monde politique croate s'inquiétait.

          Le parti au pouvoir cherchait à s'extraire des anciennes habitudes. En décembre 1989, le congrès de la Ligue des Communistes de Croatie avait élu à sa direction Ivica Racan, un homme de 45 ans connu pour ses positions libérales et modernistes. Racan s'était solidarisé avec les Slovènes quand ceux-ci avaient quitté le congrès yougoslave. En Février, la Ligue des Communistes de Croatie changea de nom et devint le Parti du Changement Démocratique.

         En Avril 1990, Dabcevic-Kucar et d'autres anciens dirigeants du printemps croate annonçaient la Coalition de Concorde Nationale. Mais il était déjà trop tard ; Tudjman, en quelques mois, les avaient marginalisés.

          Au même moment, Raškovic organisait le Parti Démocratique Serbe (SDS), et agitait la Krajina. Derrière lui se profilait un chef de guerre fanatique, Milan Babic.

Affiche électorale du HDZ en 1990

Affiche électorale du HDZ en 1990

          " Vojna Krajina " signifie " frontière militaire ". C'est le glacis, institué par les empereurs autrichiens, pour bloquer l'expansion ottomane au XVIème siècle. Sur des territoires reconquis, exsangues à force de massacres de part et d'autre, les Habsbourg avait institué une administration militaire, indépendante de l'autorité du Parlement croate. La Krajina s'est peuplée progressivement de Valaques orthodoxes qui, à cause de leur religion, furent identifiés à des Serbes à partir du XIXème siècle. Jusqu'à l'instauration de la Yougoslavie au XXème siècle, les Croates avaient constamment réclamé que ces territoires, qui représentaient le tiers de la superficie de leur pays, reviennent à l'administration civile commune. En vain. 

           A partir de l'été 1990, le président de la république Serbe, Slobodan Miloševic avait tiré ses conclusions sur les agitations nationalistes. Il fallait préparer la Serbie à l'éclatement de la Yougoslavie. Toutefois, il était utile de tromper les Occidentaux en leur faisant croire qu'il était le garant de l'unité yougoslave. Le 28 juin 1990, un de ses intimes, Boris Jovic, écrit dans son journal , " Conversations avec Slobo ", que celui-ci s'est déjà habitué à l'idée de la sécession de la Slovénie et de la Croatie. La seule question qui le préoccupait était la manière de rattacher à la Serbie tous les territoires habités par les Serbes.

            Les Serbes avaient en main l'armée yougoslave. En 1990, celle-ci commença à retirer leurs armes aux milices territoriales officielles pour les donner aux nouvelles milices serbes. Ainsi, un train entier d'armes " disparut " près de Knin, ville de la Krajina tenue par les Serbes

              Puis les premières provocations apparurent dans les villes mixtes, comme Benkovac, au nord de la Dalmatie. Un coup de pistolet fut tiré sur Tudjman, ce qui rehaussa encore la popularité de l'homme, et chauffa à blanc les esprits.

               Les élections furent remportées par le HDZ, mais avec une marge de manœuvre plus faible que prévu. Le parti nationaliste obtenait 40% des suffrages. C'était suffisant, selon la législation en vigueur, pour que Tudjman devienne Président de la République Croate, dans le cadre de la Fédération Yougoslave.

               Celui-ci, peu habitué aux manœuvres politiques et à la maîtrise du langage, accumulait les maladresses et les provocations. La presse étrangère, largement favorable au statu-quo en Yougoslavie, guettait les dérapages verbaux de Tudjman, qui ne manquaient pas. Belgrade stigmatisait le nouvel oustachi Tudjman. 

                 Le 14 mai, à Zagreb, lors du match de football entre l'Etoile Rouge de Belgrade et le Dynamo de Zagreb, il y eut des émeutes pendant lesquelles des Serbes hurlaient : " Nous tuerons Tudjman ! " 

Premières réformes et premières réactions

           Au cours des semaines qui suivirent son élection, Tudjman fit rédiger une nouvelle constitution, renommer les rues et les places, créer l'agence de presse Hina, réorganiser les radios et télévisions inféodées jusque là à Belgrade.

            La nouvelle constitution abolissait toute référence au socialisme, mais cela n'attira aucun débat, ni en Croatie, ni en Yougoslavie. En revanche, le fait que les Serbes soient seulement considérés comme une minorité nationale et que l'alphabet cyrillique ne soit plus alphabet officiel déchaîna les passions. La preuve était faite, selon les Serbes, que Tudjman était bien en train de reconstruire l'Etat oustachi. Les Serbes quittèrent en masse l'ancienne Ligue des Communistes de Croatie, qu'ils avaient contrôlé jusqu'alors, pour rejoindre le SDS. 

            Il essaya la ruse, en augmentant les salaires de la police serbe. Il promit à Raškovic l'autonomie des territoires serbes dans le cadre de la Croatie. Mais Raškovic ne savait pas que la Serbie voulait la guerre. Il fut rapidement dépassé par les éléments extrêmes du SDS, soutenus par Belgrade. Babic organisa un rassemblement de 120 000 serbes, au cours duquel il annonça la création d'un Conseil National Serbe, centré sur Knin. Protégé par l'armée yougoslave, il préparait la sécession.

               La révolte des Serbes de Knin influa sur les élections yougoslaves des 11 et 18 novembre 1990. En Bosnie et en Macédoine, on s'apercevait que les sécessionnistes de Knin recevaient le soutien de Belgrade, alors même que le parlement provincial du Kosovo venait d'être supprimé. Le résultat fut un effondrement des partis yougoslaves. Les indépendantistes prirent le pouvoir en Macédoine, et la plupart des électeurs en Bosnie portèrent leurs voix sur des partis à base ethnique : Le Parti de l'Action Démocratique (SDA) d'Izetbegovic était le parti des Musulmans, le SDS de Karadžic celui des Serbes orthodoxes, le HDZ celui des Croates catholiques.

               Le général Špegelj, communiste historique et ancien commandant de la 5ème armée yougoslave, avait été nommé ministre de la Défense par Tudjman. Špegelj voyait clairement que la situation évoluait inéluctablement vers un conflit armé, et qu'aucune concession, aucune diplomatie ne pourrait l'empêcher. Il fallait à tout prix armer les Croates, non pas tant avec des tanks et des avions, mais avec des armes individuelles, celles des guerres de libération. Le 5 octobre 1990, il parvint à acheter des lance-grenades, des mines, et aussi 30 000 fusils d'assaut Kalachnikov en Hongrie, au prix exceptionnel de 280 deutchmarks l'unité. Le marché des armes est très instable. Un an plus tard, quand la guerre sera déclarée, ils coûteront plus de 700 marks l'unité.

               En Janvier 1991, Miloševic et les chefs de l'armée yougoslave adressaient un ultimatum à la Croatie et à la Slovénie. Si les Républiques ne démilitarisaient pas leurs milices, la 5ème armée yougoslave serait mise en positions de combat.

               Les achats et les livraisons d'armes s'étaient faites dans la plus grande discrétion, et donnaient à la République croate les moyens de ses ambitions. Mais Tudjman et son entourage n'étaient pas prêts pour la guerre. Le président croate se rendit à Belgrade pour rencontrer le général Kadijevic, et lui promit tout ce qu'il voulait. Mais le temps gagné fut bref. Belgrade accusa quelques jours plus tard le général Špegelj de planifier une insurrection. Tudjman prit peur, et l'effort d'armement baissa considérablement. Ce fut une erreur stratégique énorme, qui précipitera entre autres l'agonie de la ville de Vukovar quelques mois plus tard.


La guerre s'installe

             Face à la pression, les présidents croate et slovène, Tudjman et Racan, créèrent une alliance offensive. La première de leurs 5 demandes était que la Yougoslavie devienne une confédération volontaire de républiques souveraines. Ils donnaient la date limite du 30 juin pour arriver à un accord, faute de quoi ils demanderaient l'arbitrage des Nations Unies.

            Les Slovènes, à partir de là, organisèrent leur retrait de la Fédération de Yougoslavie. La Croatie, moins préparée psychologiquement à la rupture, cherchait une stratégie. 

 
            Le 2 mars, les forces du SDS de Babic prenaient l'offensive en exportant leur rébellion au centre même de la Croatie. Les milices serbes attaquaient le poste de police de Pakrac, et annexaient la ville à la Krajina.

            L'attaque de Pakrac fut rapidement réduite, et aucune perte humaine ne fut à déplorer. Mais l'affaire fut montée en épingle par les médias de Belgrade, qui annoncèrent des massacres perpétrés par les milices oustachis à Pakrac. Les tanks de l'armée yougoslave furent envoyée dans la ville, mais il était trop tard. La paix avait été rétablie par la police, et aucun signe de violence ne pouvait servir de prétexte à l'invasion militaire.

            La provocation de Pakrac fut le premier acte de la guerre. Le 31 mars, la milice de Babic et la police croate s'affrontèrent avec des armes automatiques dans la région des lacs de Plitvice. Les affrontements ethniques se multiplièrent. Du côté serbe, les milices se radicalisaient ; entre les Tigres d'Arkan et les Aigles Blancs de Šešelj se développait une mortelle émulation.        

           En Slavonie orientale, autour des villes de Vukovar et Osijek, la tension montait, éclatant bientôt en meurtres et en violences. La Krajina étendait ses tentacules sur le tiers de la Croatie. Tudjman, en partie du fait de sa faiblesse militaire, en partie du fait de sa croyance en une solution négociée, en partie du fait de l'hostilité des Occidentaux, ne voulait pas prendre l'offensive.

              La Communauté Européenne n'envisageait la paix que par un retour à l'unité yougoslave. Mais cette position n'était que de façade. Les Français, alliés traditionnels des Serbes, voulaient préserver les frontières extérieures de la Yougoslavie. Hans-Dietrich Genscher, ministre allemand des Affaires Etrangères, et le chancelier autrichien Vranitzky privilégiaient la préservation des frontières intérieures, c'est-à-dire les frontières de la Croatie et de la Bosnie, contre les ambitions de Belgrade.
Guerre en Croatie

           Le 18 Mai, le référendum sur l'indépendance en Croatie donna une forte majorité aux partisans du oui. Mais, si le scrutin apportait une légitimité populaire à la solution séparatiste, il ne la faisait pas avancer. La Slovénie, en revanche, était plus proche du dénouement. Il n'y avait pas de minorité serbe, et donc la Slovénie n'était pas concernée par l'idée de grande Serbie. Le gouvernement avait réussi à cacher sa puissance militaire et ses achats d'armes. Les économistes avaient préparé l'indépendance monétaire, et l'agenda politique pour la création d'un état indépendant était prêt.

           Le 25 juin 1991, à quelques heures d'intervalle, les gouvernements de Slovénie et de Croatie annoncèrent leur " dissociation " de la Yougoslavie, et proclamaient l'indépendance.

           Le 27 juin 1991, les troupes de la 5ème armée yougoslave attaquaient l'aéroport de la capitale slovène, Ljubljana. Du côté croate, le général Špegelj était d'avis de prendre l'offensive pour désorganiser l'armée yougoslave tant que celle-ci était encore multi-ethnique et ne s'était pas muée en une force exclusivement serbe. Mais il fut désavoué par Tudjman et son entourage, et dût démissionner.

           La bataille de Slovénie inquiéta les Européens, quand ils s'aperçurent que la centrale nucléaire de Krško pouvait être touchée, et provoquer une catastrophe écologique. La troïka de plénipotentiaires envoyée par la Communauté européenne à Belgrade, réussit à obtenir un arrêt des combats et un moratoire de 3 mois sur l'indépendance en Croatie et Slovénie.

           Les combats ne cessèrent pas pour autant, mais Miloševic profitait de la sécession slovène pour mobiliser les Serbes autour du projet de grande Serbie. Quand la troïka européenne retourna à Belgrade le 6 juillet, elle ne put que constater l'accord tacite entre les Serbes et les Slovènes, et l'indépendance de fait de la Slovénie. Ils virent qu'ils s'étaient fait berner. Sur place, plus personne ne voulait sauver la Yougoslavie, et chaque peuple de l'ancienne fédération ne pensait qu'à définir les frontières d'un état national indépendant. Bruxelles imposa un embargo sur les armes à destination de la Yougoslavie, et suspendit son aide financière.

Croatie avant 1990
La Croatie au temps de la Yougoslavie
Croatie en 1991-1992
La Croatie en 1991-1992

Le nettoyage ethnique

            La fin de la guerre de Slovénie fut une catastrophe pour la Croatie. Miloševic avait réussi à dissocier les deux républiques du nord-ouest des Balkans.

            En juillet, les milices serbes attaquaient de tous côtés, parvenant jusqu'à Glina, à 80 km de Zagreb. Les maisons croates, dans les zones que les Serbes voulaient annexer, étaient systématiquement brûlées, jusqu'à des villages entiers. Après la Krajina, les Serbes proclamèrent un second état, la Région Autonome Serbe de Slavonie, Baranja, et Srem-Ouest. Tudjman, paniqué, créa un gouvernement d'union nationale, afin de stabiliser les finances, et organiser la défense.

             Face aux Européens, Miloševic maintenait sa position : la Serbie n'était pas impliquée dans les événements en Croatie, et n'était en guerre contre personne. Elle apportait seulement sa sympathie aux Serbes qui combattaient le gouvernement oustachi de Zagreb. Les émissaires français et anglais ne pouvaient qu'apprécier ce langage qui était celui de leurs propres mythes. Mais, pour l'opinion internationale, les images des femmes massacrées et des villages détruits par les Serbes révélaient l'imposture. Français et Anglais, cependant, maintinrent leur position de condamnation de la violence, d'où qu'elle vienne. 

             L'Allemagne, dans l'exaltation de sa réunification, n'était pas disposée à se laisser dicter sa politique. Elle posait la question, non plus de savoir d'où venait la violence, mais qui était l'agresseur et qui était l'agressé. Le 24 août, le ministre allemand des Affaires Etrangères déclara que, si le sang continuait à couler, l'Allemagne reconnaîtrait la Slovénie et la Croatie dans le cadre de leurs frontières d'après-guerre. Le général yougoslave Kadijevic accusa la Croatie d'un " génocide pire que durant la seconde guerre mondiale " et l'Allemagne d'attaquer son pays " pour la troisième fois durant ce siècle ".

            L'origine de l'agression, pourtant, était évidente. L'armée Yougoslave et les milices serbes avaient lancé des opérations conjointes sur la région de Baranja, au nord d'Osijek, alors qu'il n'y avait dans cette zone ni conflit ethnique, ni soutien particulier au HDZ. L'armée yougoslave et les milices serbes inaugurèrent alors la politique de déportation des populations, qui est passé dans le langage politique sous le nom de " nettoyage ethnique ". 

            Le nettoyage ethnique, auparavant exercé sous l'effet de la haine, devint une opération systématique dans la région de la Krajina. L'exemple le plus significatif est la village de Kijevo, près de Knin. Ses 1000 habitants, tous croates, furent expulsés et le village entièrement rasé

Le chateau d'eau de Vukovar
Le chateau d'eau de Vukovar
         L'armée yougoslave ne se contenta pas d'actions terrestres. Les raids aériens devinrent de plus en plus fréquents. Le but évident était de détruire l'économie croate, les cibles étant des zones industrielles ou des aéroports comme celui de Pleso, près de Zagreb. Le parlement croate fut bombardé alors que Tudjman y siégeait, et sans doute l'objectif était-il de le tuer.

        Zagreb organisa le blocus des bases de l'armée yougoslave, ce qui valu aux Croates les remontrances de la Communauté Européenne.

           L'émotivité occidentale profita aux Croates quand les Serbes attaquèrent Dubrovnik. La ville, ancienne cité romaine de Raguse, regorge de trésors culturels. Ce fut, de la part des Serbes, une énorme erreur médiatique de s'attaquer à la " Perle de l'Adriatique ". Nationalistes croates, défenseurs des droits de l'homme, et défenseurs du patrimoine mondial se retrouvèrent ensemble sur un navire, le Slavija, qui força le blocus et desserra l'étreinte.

          Les attaques serbes les plus intenses furent pour Vukovar. La ville, située près de la frontière entre la Croatie et la Serbie, en Slavonie orientale, résista pendant des mois à des attaques aériennes et terrestres. Les derniers défenseurs se rendirent le 17 novembre 1991. La prise de la ville fut suivie de massacres de centaines de personnes. Le Dr Bosanac, médecin croate qui voulut rester près de ses patients jusqu'au bout, à l'hôpital de Vukovar, fut décrit par les Serbes comme le " Docteur Mengele de Vukovar ". Les protestations de médecins et d'organisations médicales de par le monde permirent de lui éviter l'exécution, et de faire taire les calomnies.



La reconquête

            La chute de Vukovar semblait conclure la guerre de Croatie, et la victoire serbe en Slavonie. Mais l'armée yougoslave, fer de lance des Serbes, commençait à fondre. Non seulement les Slovènes et les Croates, mais aussi les Macédoniens et les Bosniaques la quittaient en masse. En Serbie, la perspective de devoir se battre contre des populations décrites comme fascistes ou brutales n'attiraient pas les postulants. Le général Kadijevic dut reconsidérer complètement ses plans de campagne. 

            Le rapport de forces lui devenait de plus en plus défavorable. Les Croates gagnaient en expérience militaire et renforçaient leur force de feu. L'armée fédérale devait se maintenir sur plusieurs fronts, celui de Croatie mais aussi celui de Bosnie qui devenait de plus en plus stratégique. Le Kosovo se réveillait. Les Serbes eux-mêmes ne savaient plus vraiment quels étaient les frontières de leur état, et encore moins celles de leur nation.


            Les conférences de paix se suivaient, et leurs résolutions furent de si peu d'influence qu'il ne vaut pas la peine de s'y attarder. Boutros Boutros-Ghali, secrétaire général de l'ONU, et Lord Carrington, président de la conférence de paix, voulaient une solution globale pour toute la Yougoslavie. Au Conseil de Sécurité, ils étaient soutenus par les Britanniques, les Français et les Russes. En revanche, l'Allemagne, l'Autriche, et la plupart des nouveaux pays de l'Est ne croyaient pas en l'avenir de la Fédération. Quelques uns, comme les Pays Baltes et l'Ukraine, avaient déjà reconnu la Croatie et la Slovénie. Mais c'est surtout le soutien de l'Allemagne au gouvernement de Zagreb qui faisait la différence. Genscher, après les massacres de Vukovar, ne voulait plus transiger. Il proposa aux Anglais, au moment de la ratification du Traité de Maastricht, d'échanger sa bonne volonté contre leur reconnaissance de la Croatie.

            Les journaux anglais suggérèrent que Genscher ressemblait à Hitler, et orchestrèrent une vague d'hystérie chauvine. Sans doute y avait-il dans l'inconscient britannique une vague idée que les Serbes de la Krajina ressemblaient aux Protestants loyalistes d'Ulster.

            Le 23 décembre 1991, l'Allemagne reconnaissait la Croatie et la Slovénie. La Communauté Européenne suivit en janvier 1992. L'Allemagne ouvrit immédiatement une ambassade à Zagreb. Aujourd'hui, les Croates savent tous qu'ils doivent leur reconnaissance internationale à l'Allemagne, et que les Français y étaient réticents.

            De tous les nouveaux états d'Europe nés après la chute de l'empire soviétique, la Croatie avait payé le prix le plus élevé. Environ 20 000 personnes étaient portées mortes ou disparues, dont 2642 à Vukovar. 210 000 maisons avait été détruites, soit 12% du parc immobilier de la Croatie. 30% des infrastructures industrielles n'étaient plus fonctionnelles. En outre, le gouvernement devait gérer 330 000 réfugiés fuyant les zones de combat.

             A la fin du mois de janvier 1992, les Nations Unies imposèrent le plan Vance aux belligérants. Les Serbes calculèrent que les forces des Nations-Unies allaient geler la situation plutôt que la résoudre. Dans la mesure où les zones sous contrôle international correspondaient au maximum qu'ils pouvaient revendiquer, ils pouvaient continuer à y mener une politique de déportation rampante des populations croates, jusqu'à ce que la situation devienne irréversible. Miloševic ne parvint pas à convaincre Babic de ce plan. Il l'écarta donc par la calomnie et remit Raškovic à la tête du SDS.

             Le calcul de Miloševic était pertinent. Les Croates s'aperçurent que leurs réfugiés ne pouvaient revenir chez eux, et que la loi serbe régnait dans les zones contrôlées par les Nations-Unies. Il faut dire que, de la même façon, les Serbes étaient considérés comme des ennemis dans le reste de la Croatie, et traités comme tels. Les Nations-Unies pouvaient se considérer comme les forces du bien dans un monde de brutes, ce qui leur convenaient.

             Cependant, tout ne se passait pas comme Miloševic l'avait prévu. 

             Les Serbes de la Krajina, soumis à la loi de leurs milices, préféraient partir. L'exode atteignit des proportions inquiétantes, et mettait en péril la capacité de défense des Serbes. 

             La Croatie, à l'inverse, pansait ses blessures. Malgré l'embargo, elle continuait à accumuler des armes, et commençait à en produire. L'afflux de réfugiés à Zagreb augmentait les tensions et favorisait les extrémismes, mais ne mena pas à un régime dictatorial. Il y eut néanmoins quelques concessions de nature symbolique à l'extrême-droite. Ainsi la monnaie, le dinar croate, devint le kuna, comme au temps des oustachis. 

             La Serbie, pour sa part, se trouvait embourbée en Bosnie. Après le référendum sur l'indépendance du 6 avril 1992, les Serbes de Bosnie contrôlaient 70% du territoire de la république, mais ne parvenaient pas à s'emparer de la capitale, Sarajevo.

             Tudjman n'avait pas une idée claire de ce qu'il convenait de faire en Bosnie. Il faisait partie d'une génération qui avait grandi avant la création d'une république de Bosnie en 1945, et avant la reconnaissance des Musulmans comme nationalité en 1968. Il chérissait l'idée que la Croatie et la Bosnie formaient une unité historique et géographique. Le 5 juillet 1992, Mate Boban, leader du HDZ en Bosnie, proclama un état Croate de Bosnie, l'Union Croate de Herzeg-Bosna. Comme les Serbes de Krajina, les Croates de Herzeg-Bosna revendiquaient seulement l'autonomie. Mais, en pratique, ils mettaient en place leur propre milice, le HVO (Conseil de défense Croate), leur propre administration, la monnaie croate. Le gouvernement de Boban, non démocratique, s'établit à Mostar. 

Mostar
Après la destruction du pont médiéval de Mostar
          En Croatie, Tudjman décida de passer à l'offensive. Le 22 janvier 1993, les troupes croates traversaient la ligne de démarcation des Nations-Unies pour dégager l'arrière-pays de Zadar, sur la côte de Dalmatie. Deux soldats français furent tués, mais les Nations-Unies et les Serbes de la Krajina durent accepter le fait accompli. 

               En fait, l'attention internationale était tournée vers la Bosnie. Les milices croates venaient de commettre l'irréparable, en massacrant des civils musulmans au village d'Ahmici et les 8 chauffeurs d'un convoi humanitaire musulman. Plus tard, ils détruiront aussi le pont médiéval de Mostar, un joyau culturel.  

               Les atrocités des milices déclenchèrent la fureur des Musulmans et de l'opinion internationale, et les populations croates de Bosnie durent fuir par milliers. Victimes en 1991 et 1992, les Croates étaient devenus des agresseurs et des assassins

              Au printemps de 1994, Croates et Musulmans commencèrent à parler sérieusement de paix. 3000 à 5000 soldats réguliers croates opéraient en Bosnie aux côtés du HVO, et l'ONU agitait des menaces de sanctions sur la Croatie. Sous pression américaine, les anciens belligérants acceptèrent l'idée d'une fédération croato-musulmane. Boban et les extrémistes du HVO furent forcés à la démission, et l'Union Croate de Herzeg-Bosna passa à la trappe.

              La réhabilitation internationale de Tudjman passa par la visite du pape Jean-Paul II à Zagreb, à l'automne 94.

              En 1995, les forces armées croates étaient prêtes pour la reconquête. Il faut rappeler que le tiers de son territoire était alors sous contrôle serbe. Le 1er Mai, lors d'un incident ethnique en Slavonie occidentale, la Croatie demanda aux troupes des Nations Unies de se retirer de la zone exposée. Trois heures plus tard, 3500 soldats et une vingtaine de tanks entraient dans l'enclave serbe et, en 36 heures, ils en prenaient possession sans coup férir. Les Serbes ne purent rien faire, si ce n'est tirer des roquettes sur Zagreb, tuant 11 personnes. 

             Les Serbes, trop occupés par leurs propres objectifs, ne virent pas le danger ; au contraire, les Serbes de Bosnie mobilisèrent ceux de la Krajina, non pour la reconquête de l'enclave de Slavonie occidentale, mais pour l'attaque de la ville musulmane de Bihac, en Bosnie occidentale.

             Au début du mois de Juillet, les Serbes de Bosnie attaquaient les enclaves musulmanes de Srebrenica et Žepa, en Bosnie orientale, et y perpétraient d'effrayants massacres. La pression sur Bihac devenait de plus en plus forte et la communauté internationale commençait à se poser des questions sur la capacité de l'ONU à assurer la paix et à empêcher les massacres dans les Balkans. 

              Tudjman considéra qu'une attaque-éclair de la Krajina ne soulèverait pas de réactions défavorables, car elle soulagerait le siège de Bihac. Le calcul était juste, mais il fallait agir très vite, avant que Bihac ne tombe. Le 4 août 1995, il engagea 200 000 hommes dans l'opération Oluja (tempête). Le lendemain, les Croates pénétraient dans Knin, la ville-bastion des Serbes. La prise de la Krajina fut si rapide qu'il n'y eut pratiquement aucun combat. Les Croates laissèrent délibérément deux passages ouverts entre la Krajina et la Bosnie pour permettre l'exode massif des Serbes, et éviter la formation de poches de résistance. En 84 heures, la République Serbe de Krajina fut complètement dissoute. En voulant tout avoir, les Serbes avaient tout perdu.

             Comme prévu, la France, la Grande-Bretagne et la Russie condamnèrent l'opération. Mais il n'y eut aucune condamnation américaine ni allemande, et le président Clinton espéra publiquement que " l'offensive croate devienne l'avenue qui mène à une rapide solution diplomatique ".

              La conquête de la Krajina eut plusieurs conséquences sur la Croatie. D'abord, la population eut le sentiment que sa guerre de libération avait été menée, non seulement contre les Serbes, mais aussi contre leurs alliés. Il en résulta une amertume, en particulier contre la France et la Grande-Bretagne. Ensuite, comme cela arrive souvent aux vainqueurs, les gouvernants croates accentuèrent l'autoritarisme et l'arrogance du régime, qui n'avait pas besoin de cela. Cet autoritarisme fut fâcheux d'un point de vue social : limitation des libertés publiques, en particulier de la liberté de la presse, culte de la personnalité, surveillance policière. Heureusement, il n'y eut pas de conséquences déplorables sur l'économie du pays, qui poursuivit sa reconstruction avec l'espoir d'intégrer rapidement la Communauté Européenne.

             En 1995, Zagreb et Belgrade s'étaient mis d'accord sur le sort de la Slavonie orientale, la région de Vukovar. Trois ans plus tard, le 15 janvier 1998, le mandat de l'ONU expirait sur cette zone . Les soldats de l'ONU furent remplacés par les soldats et l'administration croates. La Croatie avait alors récupéré l'intégrité de son territoire.



Epilogue

Franjo Tudjman est mort le 11 décembre 1999, à 77 ans. Sa carrière politique aura duré 10 ans, alors qu'il était avant tout un ancien : ancien Partisan, ancien communiste, ancien militaire, ancien apparatchik. Il avait créé un contexte nouveau, et mené la Croatie à l'indépendance.

             En Croatie, Tudjman et les militants du HDZ symbolisent la guerre de libération. Leur énergie, leur entêtement, leur courage, leur capacité à supporter les injures et les pires calomnies, le sacrifice de centaines d'entre eux, tout cela avait permis de réaliser le " rêve de mille ans ", ce rêve d'une Croatie unifiée et indépendante. Honneur à Tudjman et aux nationalistes du HDZ !

            Ils symbolisent la guerre de libération : la libération, certes, mais aussi la guerre... C'est sans doute pourquoi les Croates, lors des élections législatives de janvier 2000, choisirent de porter au gouvernement le Parti Social Démocrate (ex-communiste), dont le leader moderniste Ivica Racan a été nommé Premier ministre. Lors les élections présidentielles du 7 février suivant, le président de la République Croate est Stipe Mesic, une figure du nationalisme modéré.

          Ingratitude envers le HDZ, ou sagesse populaire ? Les deux sans doute. Dépassement en tout cas des fureurs et des fantômes du passé, des Oustachis et des Partisans, des conflits ethniques et idéologiques. 

           C'est sans doute cela, un peuple libéré...

Tudjman en 1999

Franjo Tudjman en 1999


Source principale :  Croatia, a nation forced to war. Marcus Tanner. Ed Yale University Press, 1997

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