Mercuriale janvier 2015

L’anti-productivisme : un retour vers le passé ? 

            En 1986, James M. Buchanan obtenait le prix Nobel d’économie pour ses travaux sur la "théorie des choix publics" et le comportement des décideurs. Il établissait que, statistiquement, les décideurs économiques cherchent à maximiser leurs intérêts économiques personnels, c’est-à-dire à s’en mettre plein les poches. Il élargissait son observation aux décideurs politiques et administratifs et montrait qu'eux aussi tendaient à maximiser leurs intérêts individuels et non l'intérêt public. Ceux-ci n’ont pas, comme chez les décideurs économiques, des intérêts financiers directs. Les élus cherchent à étendre leurs pouvoirs. Les hauts fonctionnaires cherchent à se rendre -ou à rendre leur administration- incontournable.
          Que se passe t’il chez les anonymes, les sans-grades, les non-décideurs ? Eh bien, dans la mesure où les décideurs ne sont pas une espèce différente du reste de l’humanité, on peut raisonnablement supposer que la majorité des individus cherche aussi à maximiser leur intérêt personnel.
           Chez les tâcherons, les besogneux, dont le revenu est lié à la productivité, il faut augmenter la production pour augmenter le revenu. Les agriculteurs font partie des besogneux. Ils seront donc poussés vers le productivisme.
        Chez les prolétaires non-tâcherons, l’objectif est d’améliorer le bien-être, et en particulier le salaire. Quand on n’est que le maillon interchangeable d’une chaine de production, l’efficacité passe par l’action collective. Ils sont poussés, non pas vers le productivisme, mais vers ce qu’on nomme communément "lutte des classes".
           Attardons-nous un moment sur les classes moyennes, que Karl Marx appelait la petite bourgeoisie. Les besoins et les préjugés de cette petite bourgeoisie ont façonné la politique française. Dans ces classes, les stratégies de maximisation sont plus individualistes, donc plus variées.
       Les uns vont faire valoir la capacité de nuisance de leur profession pour obtenir des avantages. Ils ne sont pas productivistes mais corporatistes.
            D’autres vont passer d’une entreprise à une autre ou d’un poste à un autre, au gré des opportunités. Ils ne sont pas productivistes, mais  opportunistes.
       Certains comportements de maximisation des intérêts personnels confinent au vol ou à la prostitution : escroqueries en tous genres, vénalité, promotion-canapé, corruption. On pourrait les taxer, non pas de productivistes, mais de corrompus.

         Nous sommes partis de Marx parce que, de toutes les utopies sociales du XIXème siècle, le marxisme est la plus productiviste. Ce productivisme est sous-tendu par une conviction : le travail productif est la source de la richesse collective. Le capital confisque cette richesse, qui s'accumule dans les mains de celui qui détient les outils de production. Il faut rendre la richesse à celui qui la produit.
          La critique du productivisme est-elle donc une réflexion sociale anti-marxiste, post-marxiste ou est-ce une régression vers une pensée pré-marxiste ?

         La critique du productivisme pourrait correspondre à celle de la société industrielle, lorsqu’on y intègre la limitation des ressources naturelles et la nécessité d'un développement durable. Mais pour que nous ayons affaire à une réflexion sociale post-marxiste, il faut que la critique du productivisme accepte la frugalité comme un corollaire. Les penseurs qui suivent cette voie, comme Pierre Rabhi, sont peu nombreux. J’ai rencontré énormément de gens de gauche qui considèrent que les fruits de la croissance doivent bénéficier à tous, ce qui est conforme à leur idéal partageur. Je n’ai rencontré pratiquement personne pour considérer que les charges de la décroissance doivent être partagées. Pas question pour eux de partager leur revenu avec ceux qui subissent la crise, les besogneux et les chômeurs !
           Une critique écologiste du capitalisme, pour être cohérente, ne peut pas se limiter à la dénonciation du productivisme. Elle ne serait qu’une dénonciation des besogneux par la petite bourgeoisie. Drôle de lutte des classes !
         La dénonciation des agriculteurs, c'est-à-dire d'une catégorie de travailleurs, révèle que nous ne sommes pas dans une réflexion socialiste. Nous sommes bien loin -et bien en-dessous- des analyses comme celles de Bernard Lambert, agriculteur et auteur de l’ouvrage "Les paysans dans la lutte des classes".

        Que signifie alors cette dénonciation conjointe patrons-agriculteurs ? C’est un retour au sans-culottisme de la fin du 18ème siècle. Le sans-culottisme est un mouvement petit-bourgeois citadin, essentiellement parisien. Selon Albert Soboul (Les Sans-culottes parisiens de l'an II, Ed du Seuil, 1968), 45,3% des Sans-culottes sont des maîtres artisans, 18,5% sont des commerçants, 10,5% sont des professions libérales. Une bonne partie d'entre eux emploient des ouvriers.
          Les Sans-culottes voyaient dans le clergé une proie, dans l’aristocratie un adversaire et dans la paysannerie une menace. Durant cette période, les biens du clergé ont été ravagés ou volés. Les patrimoines fonciers ont fait l’objet de batailles sans merci entre les nobles et les bourgeois. Ces derniers voulaient contrôler les paysans à la place des hobereaux. La liberté du paysan était vécue comme un risque de famine. Elle est aujourd’hui vécue comme une menace au confort, à la santé et au bien-être.

           La dénonciation conjointe des patrons et des agriculteurs reprend la dénonciation des "accapareurs" et des paysans-chouans. Ces derniers étaient considérés comme arriérés, esclaves de leurs maîtres, contre-révolutionnaires. Il suffit de lire des ouvrages comme "Une blessure française" de Pierre Péan, pour s’apercevoir que ce mythe du chouan ne correspond pas à la réalité. Dans la région nantaise, les "bleus" étaient les bourgeois citadins, volontiers esclavagistes. Ils étaient les maîtres du commerce ; ils convoitaient la propriété foncière et industrielle. Ils se sont attaqués aux aristocrates locaux, mais aussi au peuple miséreux des campagnes, qui ne voulait pas d’eux.

           Le nouveau sans-culottisme prend, assez étonnamment, bien des caractères de l’ancien.
       Il veut déraciner les populations locales en créant des régions artificielles. Les Jacobins ont créé des départements sans lien avec les anciennes communautés humaines.
           Il est volontiers paranoïaque. Tout le monde est suspect. La bureaucratie soupçonneuse devient la norme administrative.
         Le Sans-culotte se croit porteur d’une mission universelle. Aujourd’hui, la préservation de la planète s’accompagne d’un prophétisme de bazar.

          Cette régression du socialisme à un républicanisme du 18ème siècle est sensible depuis une vingtaine d’années. Elle est portée par l’écologisme parisien et les partis de la gauche hexagonale, à l’exception notable du NPA.

          Retour vers le passé ? Retour vers la glorieuse Révolution française ? Non.
          Le vieux barbu, qui avait le sens de l’observation, l’a bien dit : "L’histoire se répète toujours deux fois ; la première comme une tragédie, la seconde comme une farce". Nous n’avons pas en face de nous des Robespierre, mais des petits bourgeois qui tirent profit d’une république centralisée et bureaucratisée. Ces bobos, dont l’égoïsme transpire sous leur anti-productivisme, dénoncent les agriculteurs bretons et le mouvement des Bonnets rouges, de la même façon que les Sans-culottes dénonçaient les Chouans.
          Ils se trompent d’époque.
JPLM

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