Mercuriale de Janvier 2017

Les Bretons et la légalité

Portique de Brec'h
          Le mouvement breton est partagé entre deux traditions. Il existe d’une part la tradition de vouloir de "bonnes" lois pour la Bretagne, dans le prolongement du Traité de 1532 ou des contrats de mariages d’Anne de Bretagne. L’idée est de faire obéir les Bretons à une législation bretonne, ou de ressusciter un ordre ancien. Nous allons tous régulièrement à Nantes revendiquer que nos frontières historiques deviennent légales.
          Il existe aussi une autre tradition. C’est une tradition de refus, d’insoumission et d’affrontement. Ici, l’attrait pour la légalité est beaucoup plus faible.

          Cela n’empêche pas les uns et les autres d’avoir à peu près la même approche de l’ordre social. Les Bretons, et les Celtes en général, ont une haute conception de la légitimité et de la légalité. Depuis la plus haute antiquité, ils ont rêvé et ils ont écrit des pages magnifiques là-dessus. Le roi Arthur et les autres souverains légendaires personnifient l’harmonie sociale, la hiérarchie heureuse et consentie, la prospérité de tous. Mais très peu de peuples au monde ont démontré une aussi désespérante difficulté à se plier à un ordre, quel qu’il soit. 

L'insoumission celtique

          Les Celtes ont été insoumis par tempérament, par opportunité, par nécessité, par plaisir, par hasard, parfois par erreur. Ils ont inventé le boycott et l’utilisation politique de la dynamite. Au cours des siècles, ils ont rejoint toutes les armées et les ont désertées avec le même farouche enthousiasme. Ils ont refusé les impôts, encouru les excommunications. Ils se sont révoltés contre tout ce qui est possible, y compris l’écotaxe. Mais ils n’ont jamais été des calomniateurs de la loi, des idéalistes du désordre. On ne compte parmi eux que très peu de grands hérétiques ou d’ennemis de la société. L’insoumission n’est pas un idéal ; c’est plutôt une manie, une sorte de démon familier.
          Les grands théoriciens anarchistes sont français ou russes. Ce sont des peuples qui ont peu de respect pour les lois, mais qui néanmoins les suivent. Les Celtes ont au contraire une difficulté permanente à suivre les lois, tout en ayant pour l’ordre un profond respect. Ils rêvent d’une loi humaine qui refléterait les lois divines. Mais, lois divines ou lois humaines, ils restent d’incorrigibles pécheurs, d’imprévisibles délinquants. Ce sont des cancres de l’ordre, toujours à contre-voix dans le concert des peuples obéissants.

D'Ouest en Est

          Il me semble, mais ce n’est qu’une intuition qui reste à confirmer, que les Hauts-Bretons et ceux de la diaspora accordent plus d’importance à la légalité que les Bas-Bretons, dont je fais partie. Le mouvement des Bonnets rouges est originaire de Basse Bretagne. Lors des manifestations d’agriculteurs, il est connu que le rapport à la légalité n’est pas le même en Bretagne bretonnante qu’en Haute Bretagne.
          En revanche, c’est en Haute Bretagne et dans la diaspora que se manifeste le plus l’attrait pour le Traité de 1532 ou les contrats de mariage d’Anne de Bretagne, pour la rédaction de Constitutions, pour la mise en place de parlements, états et gouvernements bretons, pour la légalisation des frontières historiques.

Y a-t'il une explication ?

          Est-ce génétique ? Les biologistes étudient le "phénotype élargi", c’est-à-dire la manifestation des gènes, non seulement à travers les traits de l’individu, mais aussi à travers son comportement. La théorie du phénotype élargi permet d’expliquer les migrations de l’anguille, le nid du merle, la toile de l’araignée ou le régime alimentaire du panda. Chez les humains, les études comportementales sur les jumeaux séparés sont parfois troublantes. Modérons toutefois notre enthousiasme darwinien. Aucun gène qui pourrait expliquer l’insoumission celtique n’a pour l’instant été identifié.
 
       Est-ce culturel ? Lorsque vous vous appelez Le Goff ou Troadec, quand vous habitez à Plougastel ou Penmarc’h, lorsque les noms ou les lieux-dits familiers se disent dans une langue illégale, vous vous éloignez inconsciemment de la légalité. Mais d’autres explications culturelles peuvent être avancées.
        La tradition juridique latine peut expliquer l’attrait pour les lois écrites dans les zones romanisées.
        L’État français impose son culturellement correct à travers les programmes scolaires, les commémorations officielles ou les lois mémorielles. Ce n’est pas le cas de la culture bretonne.
 
         Est-ce un comportement rationnel ? La théorie des jeux et les expériences d’Axelrod enseignent que, dans le cadre d’interactions entre des individus qui ont des intérêts différents, le comportement gagnant est le "tit for tat", avec préjugé positif et mémoire courte. Ceux qui réussissent le mieux, ou tout simplement survivent, sont ceux qui répondent à la coopération par la coopération, à l’agressivité par l’agressivité, mais qui commencent toujours, face à l’inconnu, par la coopération. Après un certain temps, il faut aussi qu’ils oublient les épisodes agressifs éventuels et retentent la coopération.
       Même aux temps de notre indépendance, les Bas-Bretons étaient loin du pouvoir, de ses jeux et de ses apparats. En politique, l’échange gagnant-gagnant avec un pouvoir centralisé devient de plus en plus improbable au fur et à mesure que l’on s’en éloigne. Un comportement coopératif continu et unilatéral n’est pas rentable. Lorsque l’illégalité ne coûte pas trop cher, la non-coopération est un comportement plus rationnel que la coopération.

Légitimité et légalité

          Inspirons-nous de l’histoire des écologistes, qui connaissent les mêmes dilemmes. D’un côté les faisous, de l’autre les plaideurs. Les uns ont impulsé une culture entrepreneuriale autonome autour du bio, de l’économie solidaire et de la transition énergétique. Les autres se complaisent à provoquer un déluge de normes, de législation et de règlements. Les plaideurs sont plus nombreux à Paris, les faisous sont plus nombreux à Trémargat.
        Pour maintenir leur cohésion, les écologistes disposent de la contestation conservatrice, dirigée contre les "grands projets inutiles". Beaucoup de monde s’accorde sur les risques industriels et sur la nécessité de conserver des sanctuaires naturels. Une telle posture est rassembleuse.
            Les militants bretons n’ont pas vraiment de sanctuaires à revendiquer. La langue, la culture ou les droits politiques ne sont pas destinés à être conservés dans un tabernacle. Sans solution rassembleuse, comment réconcilier les plaideurs et les insoumis, les militants juridiques et les entrepreneurs politiques ? 
           La question peut même être plus grave : Est-ce nécessaire de les réconcilier ? Pour avoir une stratégie cohérente, faut-il tenter une synthèse entre l’action légitime et l’idéal des "bonnes" lois ? Ou faut-il définir une priorité de l’une sur l’autre ?
            Il nous faut oser, soit la synthèse, soit la priorité entre légitimité et légalité.
JPLM

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