MERCURIALE D'OCTOBRE 2010


            Le Français aime que les choses soient "claires". Ce besoin de clarté est très révélateur. Il anime celui qui juge bien plus que celui qui travaille au jour le jour. Ceci confirme ce que chacun sait : le Français est plus prompt à vous offrir un jugement qu’un coup de main. Qualité ou défaut, c'est selon. Chaque peuple a ses caractères propres. L’humanité est une farandole multicolore.
 
            Baignée dans la clarté bien plus que l’Angleterre ou l’Allemagne, la France est le pays des Lumières. Elle voit le progrès avec une certaine condescendance. Ce pauvre concept avance à tâtons dans une semi-obscurité. Il se cogne aux murs, il fait des erreurs. L’avant-garde politique ici est dénommée à tort progressiste. Ce n’est pas vrai. Elle est, elle se veut d’abord et avant tout éclairée.
            Les grands hommes qui font vibrer ce peuple ne sont pas les héros du progrès, mais les héros de la rupture. La révolution française se complaisait dans les carmagnoles de Barrèreet les discours de dénonciation. Gambetta et Jules Ferry sont des héros français : ils ont rompu le lien avec le Second Empire. De Gaulle est l’homme qui a dit non. Les Français affectionnent le personnage cassant. Ils pensent qu’il est courageux, forcément courageux. Nicolas Sarkozy aurait-il été élu s’il n’avait annoncé un programme de rupture ?
            Les historiens déploient des trésors d’intelligence et de diplomatie pour nous faire croire que tous ces morceaux, qui se repoussent les uns les autres, peuvent être assemblés pour former un chef d’œuvre. Ils nous font prendre une suite millénaire d’imprécations pour une symphonie. L’histoire de France est un genre littéraire très particulier. Il consiste à assembler en une courbe harmonieuse des événements et des personnages qui se contredisent.
 
            L’aspiration à la clarté imprègne la société française de haut en bas. Ici, soit on travaille, soit on est chômeur... On se méfie de la flexibilité, cette invention nordique pas très claire qui permet à n'importe qui de s'adapter n'importe où. C'est n'importe quoi.
            La retraite, voilà une rupture claire avec le monde du travail... Elle passionne la société française. La vieillesse, on le sait, n’est pas une cassure mais une détérioration progressive des capacités physiques ou mentales. Il y a un décalage évident entre le problème d’adaptation et la solution-couperet. On voit par là que lorsque les choses sont claires, elles ne sont pas forcément justes ni pertinentes. Mais qu’importe. L’enjeu n’est pas celui de l’adaptation ou de la compréhension ; c’est celui de la frontière. 60 ans ? 67 ans ?
            Soit on est de droite, soit on est de gauche... Les écologistes, un peu par inclination, un peu en désespoir de cause, ont été obligés de gommer partiellement l’innovation politique qu’ils apportaient en se collant une étiquette de gauche. Il leur fallait être compris d’un peuple qui aime les choses claires, c'est-à-dire compréhensibles à travers les concepts du passé.
 
            Soit on est français, soit on ne l’est pas... Certes, nos fiers républicains acceptent le métissage. Il permet de dissoudre les immigrés dans le chaudron français. Même si le ragoût change un peu de goût, il n’en est pas mauvais pour autant. En revanche, ils ne comprennent pas les mosaïques, les identités multicolores, les doubles nationalités. Ça n’est pas clair pour eux.
            De la discussion jaillit la lumière, dit-on à tort. La lumière identitaire française ne jaillit pas d'une discussion, mais d’un médiocre bout de papier que l’on nomme carte d’identité. Il nous définit d’abord et seulement comme citoyen français. Les Bretons ont ce papier ; ils sont donc français. Les Roms n’ont pas ce papier ; ils ne sont donc pas français. C'est clair. La porte est cadenassée de l’intérieur et de l’extérieur.
Identite
            Le passeport européen a été un grand pas en avant. Il nous sort du confinement identitaire hexagonal. Il nous permet de jouer sur une double appartenance et de toucher du doigt une fraternité avec les Irlandais, les Roumains, les Maltais.
            Je suggère une nouvelle amélioration, tout à fait minime en terme de dépense publique. C'est d'une part de changer la mention "nationalité" en "nationalité octroyée" : Aurait-on peur de la vérité ? C’est d'autre part d’ajouter dans ce passeport européen une ligne qui serait gérée, non par les autorités administratives, mais par l’immatriculé lui-même. Une ligne qui s’appellerait "identité choisie". Elle permettrait à chacun d’exister officiellement avec autre chose que l’étiquette qui lui a été imposée. Dans le cadre d’une identité numérisée, cette ligne pourrait facilement être créée et modifiée par l'intéressé, comme on modifie son profil sur les sites sociaux. Cela réduirait le gouffre qui s'est creusé entre l'administration et la société civile, entre les hommes du papier officiel et ceux qui vivent dans le monde d'aujourd'hui.

        Les statisticiens répugnent aux comptages ethniques ou religieux quand ils sont fondés sur des identités octroyées administrativement. On les comprend. En revanche, des comptages sur les identités revendiquées s’inscrivent dans une expression sociale dont l’écoute est fondamentale.
            Ernest Renan disait : "L'existence d'une nation est un plébiscite de tous les jours, comme l'existence de l'individu est une affirmation perpétuelle de vie". Nous avons aujourd’hui les moyens technologiques de réaliser et de relier ces deux utopies démocratiques.
JPLM

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Mercuriale Octobre 2010