MERCURIALE DE DECEMBRE 2011

Une France abstraite

          Le néolibéralisme et le communautarisme sont deux termes abstraits que personne ne revendique. Personne ne proclame : "je suis néolibéral" ou "je suis communautariste".  Il est donc possible, en pourfendant ces diableries, d’être brillant et impunément courageux.
          A vrai dire, malgré la nouveauté sémantique, ceux que les sociologues anglo-saxons nomment les "folk devils", les monstres que l'on désigne du doigt, ne changent pas beaucoup. Ce sont toujours ceux que les bons citoyens considèrent comme hostiles ou imperméables aux valeurs de la république. Les uns sont soupçonnés de trahir pour de l’argent. Les autres s’égarent par manque d'intelligence. L’ennemi de la France éternelle ne peut être qu’un pervers ou un imbécile.
             De 1870 à 1945, il n’y avait pas de néolibéraux ni de communautaristes. Il y avait deux figures concrètes : celle du juif et celle de l’indigène. Le site contreculture.org montre par de nombreux exemples que la droite et la gauche étaient unies dans la dénonciation des deux ennemis de la France.
          Entre 1945 et 2000, les folks devils ont évolué. Le banquier juif a été remplacé par l’impérialiste américain. Les libérateurs yankees avaient le tort de déclasser, dans l’imaginaire populaire, les braves sans-culottes franchouillards. Cette relégation d’un mythe républicain était insupportable, surtout à ceux qui voulaient s'approprier la victoire sur le nazisme.
          L’indigène, pour sa part, ne répondait plus à l’appel ; il avait fait sécession. Le particularisme provincial est venu opportunément le remplacer. Le plouc, qui auparavant était seulement un abruti, se révélait finalement être un suspect.
          Aujourd’hui, les choses ont encore évolué. L’impérialiste américain cède la place aux marchés, dont on sait seulement qu’ils sont puissants et vicieux. Le provincial s’efface devant l’immigré. Celui-ci peut être jaune, noir, arabe, rom. Il est indéfini.

          On voit que le folk devil s’intellectualise. Le banquier juif et l’impérialiste américain sont sublimés dans l’abstraction néolibérale. L’indigène, le plouc, l’immigré ont perdu leurs contours concrets en devenant la menace multiculturelle.
          Les critiques du communautarisme comme du néolibéralisme correspondent à des logiques tellement épurées qu’elles en sont irréelles. C’est la théorie de l’égoïsme pur et parfait, personnel ou communautaire. Ainsi fut élaborée la théorie de la concurrence pure et parfaite. La théorie est belle, mais dans les deux cas elle est inutile.

          En fait, ce mouvement de l’ennemi concret vers l’ennemi abstrait correspond à une évolution de la société française. Celle-ci est devenue abstraite. Qu’est-ce qu’être français ? L’idée de mourir pour la patrie ne fait plus bondir les cœurs. Personne ne s'imagine plus dans le rôle concret et poignant du martyr. Le service militaire en est devenu impossible au cours des années 90. Aujourd’hui, on hausserait seulement les épaules si un ancien combattant, agitant frénétiquement ses médailles ou son déambulateur, nous demandait de mourir pour la France. Le nationalisme français se nomme désormais protectionnisme, souverainisme, antilibéralisme, anticommunautarisme. Observez bien ces mots ; c'est le vocabulaire de l’abstraction.
          Autrefois, les instituteurs perfusaient le culte de l’État-nation dans les petites têtes écolières. Ils se méfiaient néanmoins de tout ce qui est sacré ou supérieur. De plus, les voyages en camping-cars les ont pervertis. A force de voir du pays, ils ne croient plus en la supériorité française. Quand on conjugue les voyages et la méfiance envers le sacré, il est difficile d’enseigner de façon crédible le culte patriotique.
          L’espoir de ressusciter ce culte n’a cependant pas disparu. Le gouvernement imagine de garnir les monuments aux morts de nouveaux noms, plus proches de nous. On y inscrira les professionnels tués dans des opérations extérieures. Certains socialistes veulent donner à l’armée un rôle social et ainsi réintroduire le patriotisme en contrebande. Au Front National ou au Front de gauche, on mâchonne jour et nuit l’adjectif "citoyen" comme d’autres mâchent de la coca. Le paradis tricolore, cher à l'Alsacien Hansi, est un paradis artificiel.

           De son côté, la revendication bretonne est confrontée à deux pièges.
          Le premier est d’être un décalque de la conception française de la nation, abstraite et déclinante. Des sites comme www.breizatao.com tombent dans ce piège la tête la première. On y trouve à chaque article un couple de symptômes bien connu des sociologues et des psychologues : le purisme et  l’exclusion. C’est la quête souffrante et désespérée d’une abstraction lumineuse nommée Breizh, accessible seulement à une élite autoproclamée. Ça ne peut pas marcher.
          En Europe, la crise mondiale est une crise de civilisation. Elle inspire aux moins énergiques et aux plus protégés d’entre nous la nostalgie d’une institution toute puissante et inépuisable, d’un État-providence structurant la vie des populations. Cette nostalgie, qui ne prend pas appui sur la réalité actuelle, peut engendrer des violences. Mais elle ne peut sûrement pas propulser la Bretagne dans l’avenir.
          Le second piège est celui de l'incomplétude. La Bretagne est considérée par les uns comme une culture, par d’autres comme un territoire, par d’autres encore comme une communauté historique. Certes, chacun regarde de sa fenêtre. Mais on s’en satisfait paresseusement. Il fut une période où la Bretagne était vue seulement comme un passé ; les historiens avaient le beau rôle. Il fut une période où elle était vue comme une culture ; c’était le temps des ethnologues et des érudits. Aujourd’hui, elle est devenue un "territoire" ; nous sommes au temps des géographes.
          Nous devons nous réapproprier la richesse et la complexité de la Bretagne. Le terme le plus approprié est celui de nation. Oh, je sais… J’entends grincer les dents. J’entends crier à l’outrage contre la république indivisible. D'autres me prédisent doctement la fin des nations. D'autres encore y sentent les odeurs de la guerre. Je sais tout cela…
          A l’heure où les institutions françaises menacent de s’effondrer, le vocabulaire du diable sonne comme le ricanement d'un futur imprévu. 
JPLM

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Mercuriale décembre 2011