Mercuriale de novembre 2013
Quel emploi en Bretagne ?
Le rassemblement des Bonnets Rouges,
à Quimper le samedi 2 novembre, a
regroupé beaucoup de monde et surtout une grande
variété de professions. Les
employeurs étaient présents. Ils ne constituaient
vraisemblablement qu’une petite
minorité. La manifestation de Carhaix s’est
rassemblée sur l’idée qu’il fallait
lutter pour l’emploi, mais sans les employeurs bretons. Elle
était vingt fois moins
importante, malgré l’appel de missionnaires parisiens
venus, comme en 1675, prêcher la soumission à un ordre
supérieur. La différence se
situe sur l’importance donnée aux emplois productifs,
et sur la vocation productive de la Bretagne. Pour qu’il y ait
des emplois
productifs, il faut des employeurs et des marchés. S’il
n’y a pas
d’entrepreneur, il n’y a pas d’entreprise. S’il
n’y a pas un marché, c’est-à-dire
un service à rendre à quelqu'un, il n’y a pas non
plus d’emploi.
L’emploi productif est proportionnel au marché. Ainsi, l’agriculture
biologique crée des emplois, mais seulement en proportion de la consommation de
ses produits. D’autre part, les emplois productifs ne sont pas stables. Dans une
économie mondialisée, il n’existe plus de marché captif. En conservant
l’exemple de l’agriculture biologique, il n’est pas sûr que les Bretons fassent
le poids face aux producteurs bios allemands ou asiatiques.
L’emploi administratif
n’a pas les mêmes contraintes. La nécessité
d’un
employeur et d’un marché n’existe pas. Les
bouleversements continuels du
marché, qui provoquent les bouleversements de l'emploi,
n'affectent pas les
emplois administratifs, du moins pour l'instant. La concurrence
étrangère
n'existe pas.
D'où vient la production bretonne actuelle, en particulier dans
l'agro-alimentaire ?
Ruinée par la monarchie absolue et la centralisation, la Bretagne est
redevenue une région productive après la seconde guerre mondiale. L’agriculture
de subsistance était devenue impraticable. Le partage des terres entre tous les
enfants d’une famille nombreuse, et non plus attribuées à l’aîné, laissait le
choix entre le départ à Paris et une valorisation de quelques champs exigus. La
traditionnelle « polyculture-élevage » n’y était plus possible. Nos
paysans sans terre se sont alors tournés vers une agriculture sans terre.
Celle-ci, pour nourrir le travailleur, devait être à la fois spécialisée et
intensive. Autour de cette solution de fortune se sont construits tous les
services nécessaires : les usines d’aliment du bétail, les organisations
de producteurs, les constructeurs de bâtiments d’élevage, les abattoirs. A
partir des années 60, les filières se sont organisées pour sécuriser la
production et la valoriser, en transformant le lait en yaourts, les légumes en
plats cuisinés, la viande en morceaux prêts à cuire. Certains des meneurs comme
Jean Le Méliner, créateur de Magadur, étaient des militants bretons. D’autres,
comme les patrons de l’Office Central de Landerneau ou de la CANA d’Ancenis,
étaient de tradition conservatrice. D’autres comme Georges Pérus, directeur
d’Unicopa, étaient des marxistes. Ces emplois productifs sont aujourd’hui menacés. Pourquoi ? Bien
des raisons peuvent être invoquées. D’aucuns se disputent pour identifier les
tares de l’économie bretonne, les responsabilités des uns et des autres,
l'incompétence ou l'appât du gain.
Je ne discute pas leurs explications et leurs condamnations. Je suis un
frère de celui qui meurt, pas son médecin légiste.
Je ne suis pas non plus de ceux qui pensent qu’un pays peut vivre
librement s’il sacrifie ses emplois productifs. Les emplois administratifs sont
nécessaires pour assurer les services publics. Les emplois subventionnés sont
nécessaires pour assurer la qualité de vie, en entretenant les paysages, les
monuments, la création artistique. Mais tous ces emplois sont assis sur les
besogneux, les anonymes, ceux qui produisent des marchandises. L’emploi productif a précédence sur l’emploi administratif, comme le
travail a précédence sur le capital, et comme la production de richesses a
précédence sur sa redistribution.
Les scandales financiers et sociaux accréditent l’idée qu’un patron
serait hors-jeu pour l'emploi, pare qu'il ne cherche qu’à maximiser ses
intérêts personnels. Cette thèse, même si elle n’est pas vraie pour beaucoup de
PME, correspond à une vérité statistique qui permet d’expliquer les ressorts du
capitalisme.
Ce qui est vrai pour les acteurs de l’économie marchande est également
vrai pour les acteurs politiques et institutionnels. James M. Buchanan, prix
Nobel d’économie en 1986, a montré que la maximisation des intérêts personnels
explique, de façon statistique, les comportements de tous les décideurs. A la
différence du capitaliste, l’intérêt personnel de l’acteur public n’est pas
d’accumuler un capital. Il est de se rendre indispensable. « Faire
carrière » dans le privé, c’est amasser de l’argent. En politique, c’est
se faire réélire ou postuler à des mandats plus importants. Pour un décideur de
la fonction publique, c’est de rendre son administration présente et
incontournable.