Emile Zola (1840 - 1902)

A la recherche de l'ennemi intérieur...

Zola


L'argent, d'Emile Zola, n'est ni un livre antichrétien, ni un livre antisémite. En revanche, dans cette histoire, le face à face n'est pas entre deux banquiers. C'est d'un côté le banquier catholique, de l'autre le banquier juif. L'un et l'autre se partagent les horreurs du capitalisme financier.

Pour camper le banquier juif, qui sera finalement le vainqueur de l'affrontement, Zola ne décrit pas l'individu lui-même. Tous les traits du personnage se rapportent à sa qualité de juif. Gundermann n'est pas Gundermann ; il est juif, et c'est suffisant pour le décrire. Assez curieusement, il en est de même de tous les Juifs de l'ouvrage, qui n'existent qu'en tant que virtuoses naturels de la finance.



- Un garçon très gentil, Nathansohn, déclara Jantrou, et qui mérite de réussir. Nous avons été ensemble au Crédit mobilier. Mais il arrivera, lui, car il est juif. Son père, un Autrichien, est établi à Besançon, horloger, je crois. Vous savez que ça l'a pris un jour, là-bas, au Crédit, en voyant comment ça se manigançait. II s'est dit que ce n'était pas si malin, qu'il n'y avait qu'à avoir une chambre et à ouvrir un guichet et il a ouvert un guichet.
- Vous êtes content, vous, Massias?
- Oh content... Vous y avez passé, vous avez raison de dire qu'il faut être juif. Sans ça, inutile de chercher à comprendre, on n'y a pas la main, c'est la déveine noire.

Pendant que Saccard montait le large escalier de pierre, aux marches usées par le continuel va-et-vient de la foule, plus usées déjà que le seuil des vieilles églises, il se sentait contre cet homme un soulèvement d'une inextinguible haine. Ah! le juif! il avait contre le juif l'antique rancune de race, qu'on trouve surtout dans le midi de la France; et c'était comme une révolte de sa chair même, une répulsion de peau qui, à l'idée du moindre contact, l'emplissait de dégoût et de violence, en dehors de tout raisonnement, sans qu'il pût se vaincre. Mais le singulier était que lui, Saccard, ce terrible brasseur d'affaires, ce bourreau d'argent aux mains louches, perdait la conscience de lui-même, dès qu'il s'agissait d'un juif, en parlait avec une âpreté, avec des indignations vengeresses d'honnête homme, vivant du travail de ses bras, pur de tout négoce usuraire. Il dressait le réquisitoire contre la race, cette race maudite qui n'a plus de patrie, plus de prince, qui vit en parasite chez les nations, feignant de reconnaître les lois, mais en réalité n'obéissant qu'à son Dieu de vol, de sang et de colère; et il la montrait remplissant partout la mission de féroce conquête que ce Dieu lui a donnée, s'établissant chez chaque peuple, comme l'araignée au centre de sa toile, pour guetter sa proie, sucer le sang de tous, s'engraisser de la vie des autres. Est-ce qu'on a jamais vu un juif faisant oeuvre de ses dix doigts? est-ce qu'il y a des juifs paysans, des juifs ouvriers? Non; le travail déshonore, leur religion le défend presque, n'exalte que l'exploitation du travail d'autrui. Ah les gueux !

Saccard semblait pris d'une rage d'autant plus grande, qu'il les admirait, qu'il leur enviait leurs prodigieuses facultés financières, cette science innée des chiffres, cette aisance naturelle dans les opérations les plus compliquées, ce flair et cette chance qui assurent le triomphe de tout ce qu'ils entreprennent. A ce jeu de voleurs, disait-il, les chrétiens ne sont pas de force, ils finissent toujours par se noyer; tandis que prenez un juif qui ne sache même pas la tenue des livres, jetez-le dans l'eau trouble de quelque affaire véreuse, et il se sauvera, et il emportera tout le gain sur son dos. C'est le don de la race, sa raison d'être à travers les nationalités qui se font et se défont. Et il prophétisait avec emportement la conquête finale de tous les peuples par les juifs, quand ils auront accaparé la fortune totale du globe, ce qui ne tarderait pas, puisqu'on leur laissait chaque jour étendre librement leur royauté, et qu'on pouvait déjà voir, dans Paris, un Gundermann régner sur un trône plus solide et plus respecté que celui de l'empereur.

Ah! le sale juif! en voilà un, décidément; qu'il aurait eu du plaisir à casser d'un coup de dents, comme un chien casse un os! Certes, le manger, c'était un morceau terrible et trop gros. Mais est-ce qu'on savait? Les plus grands empires s'étaient bien écroulés, il y a toujours une heure où les puissants succombent. Non, pas le manger, l'entamer d'abord, lui arracher des lambeaux de son milliard; ensuite, le manger, oui! pourquoi pas? les détruire, dans leur roi incontesté, ces juifs qui se croyaient les maîtres du festin. Et ces réflexions, cette colère qu'il emportait de chez Gundermann, soulevaient Saccard d'un furieux zèle, d'un besoin de négoce, de succès immédiat il aurait voulu bâtir d'un geste sa maison de banque, la faire fonctionner, triompher, écraser les maisons rivales. Brusquement, le souvenir de Daigremont lui revint; et, sans discuter, d'un mouvement irrésistible, il se pencha, il cria au cocher de monter la rue La Rochefoucauld. S'il voulait voir Daigremont, il devait se hâter, quitte à déjeuner plus tard, car il savait que celui-ci sortait vers une heure. Sans doute, ce chrétien-là valait deux juifs, et il passait pour un ogre dévorateur des jeunes affaires qu'on mettait en garde chez lui.

Du coup, Saccard triompha violemment, tapant dans ses mains. Nous y voila donc, vous avouez ! L'empire est vendu aux juifs, aux sales juifs. Tout notre argent est condamné à tomber entre leurs pattes crochues. L'Universelle n'a plus qu'à crouler devant leur toute-puissance. Et il exhala sa haine. héréditaire, il reprit ses accusations contre cette race de trafiquants et d'usuriers, en marche depuis des siècles à travers les peuples, dont ils sucent le sang, comme les parasites de la teigne et de la gale, allant quand même, sous les crachats et les coups, à la conquête certaine du monde, qu'ils posséderont un jour par la force invincible de l'or. Et il s'acharnait surtout contre Gundermann, cédant à sa rancune ancienne, au désir irréalisable et enragé de l'abattre, malgré le pressentiment que celui-là était la borne où il s'écraserait, s'il entrait jamais en lutte. Ah! ce Gundermann! Un Prussien à l'intérieur, bien qu'il fût né en France! Car il faisait évidemment des voeux pour la Prusse, il l'aurait volontiers soutenue de son argent, peut-être même la soutenait-il en secret! N'avait-il pas osé dire, un soir, dans un salon, que, si jamais une guerre éclatait entre la Prusse et la France, cette dernière serait vaincue.

Son ancien respect de la fortune domaniale, en labours, en prés, en forêts, sa répugnance pour le trafic sur l'argent, cette basse besogne de juifs, indigne de sa race, revenaient et l'angoissaient, à cette minute décisive où tout allait être consommé. Muette, sa fille la regardait, de ses yeux ardents et purs. Cependant, comme un des deux messieurs très sales ouvrait les tiroirs de la commode, à la recherche du linge, elle avait eu une attitude si terrible, menaçant d'ameuter la maison et la rue, que le juif s'était un peu radouci.

Que faisait donc Nathansohn, dont il attendait des ordres d'achat ? et il ne sut que plus tard l'adroite tactique de ce dernier, qui, tout en achetant pour Saccard, vendait pour son propre compte, averti de la vraie situation par son flair de juif.

L'Universelle est désormais trop puissante, n'est-ce pas? Une banque catholique, qui menace d'envahir le monde, de le conquérir par l'argent comme on le conquérait jadis par la foi, est-ce que cela peut se tolérer? Tous les libres penseurs, tous les francs-maçons, en passe de devenir ministres, en ont froid dans les os. Peut-être aussi a-t-on quelque emprunt à tripoter avec Gundermann. Qu'est-ce qu'un gouvernement deviendrait, s'il ne se laissait pas manger par ces sales juifs ? Et voilà mon imbécile de frère qui, pour garder le pouvoir six mois de plus, va me jeter en pâture aux sales juifs, aux libéraux, à toute la racaille, dans l'espérance qu'on le laissera un peu tranquille, pendant qu'on me dévorera.

Très applaudi par les catholiques, très attaqué par le tiers état de plus en plus puissant, il [Rougon] voyait arriver l'heure où ce dernier, aidé des bonapartistes libéraux, allait le faire sauter du pouvoir, à moins qu'il ne leur donnât aussi un gage. Et le gage, si les circonstances le voulaient, allait être l'abandon de cette Universelle, patronnée par Rome, devenue une force inquiétante. Enfin, ce qui avait achevé de le décider, c'était une communication secrète de son collègue des finances, qui, sur le point de lancer un emprunt, avait trouvé Gundermann et tous les banquiers juifs très réservés, donnant à entendre qu'ils refuseraient leurs capitaux, tant que le marché resterait incertain pour eux, livré aux aventures. Gundermann triomphait. Plutôt les juifs, avec leur royauté acceptée de l'or, que les catholiques ultramontains maîtres du monde, s'ils devenaient les rois de la Bourse.

Alors, une colère le souleva contre son vainqueur. Ah ce Gundermann, ce sale juif, qui triomphe parce qu'il est sans désirs! C'est bien la juiverie entière, cet obstiné et froid conquérant, en marche pour la souveraine royauté du monde, au milieu des peuples achetés un à un par la toute-puissance de l'or. Voilà des siècles que la race nous envahit et triomphe, malgré les coups de pied au derrière et les crachats. Lui a déjà un milliard, il en aura deux, il en aura dix, il en aura cent, il sera un jour le maître de la terre.


Sept ans après la publication de L'argent  paraît la lettre "J'accuse", qui sera publiée dans le journal L'Aurore le 13 janvier 1898. Zola y condamne " l'odieux antisémitisme ". Mais cette condamnation, nouvelle chez Zola, n'est pas le thème de la lettre. La charge est essentiellement dirigée contre le colonel du Paty de Clam et la manipulation qu'il a initiée contre Dreyfus. Pour s'en convaincre, il suffit de lire le texte de " J'accuse " (ci-dessous).
Tout comme la "juiverie entière" se profilait derrière Gundermann, derrière Paty du Clam se profile la "jésuitière" et la "passion cléricale". A la responsabilité écrasante des ministres successifs de la guerre, le général Mercier et le général Billot, qui pouvaient arrêter l'affaire d'un seul mot, Zola trouve des circonstances atténuantes. Pour le général Mercier, c'est la faiblesse d'esprit. Pour le général Billot, c'est le désir de sauver l'état-major. Il est vrai que ces deux ministres cassent la démonstration : ils sont tous les deux républicains libres-penseurs et anticléricaux.
Zola réclame la culpabilité collective pour les catholiques, comme pour les Juifs sept ans plus tôt. A t'il vraiment changé ?


(...) c'est lui qui a inventé Dreyfus, l'affaire devient son affaire, il se fait fort de confondre le traître, de l'amener à des aveux complets. Il y a bien le ministre de la guerre, le général Mercier, dont l'intelligence semble médiocre ; il y a bien le chef de l'état-major, le général de Boisdeffre, qui paraît avoir cédé à sa passion cléricale, et le sous-chef de l'état-major, le général Gonse, dont la conscience a pu s'accommoder de beaucoup de choses. Mais, au fond, il n'y a d'abord que le commandant du Paty de Clam, qui les mène tous, qui les hypnotise, car il s'occupe aussi de spiritisme, d'occultisme, il converse avec les esprits. On ne croira jamais les expériences auxquelles il a soumis le malheureux Dreyfus, les pièges dans lesquels il a voulu le faire tomber, les enquêtes folles, les imaginations monstrueuses, toute une démence torturante.
(...)
Puis, c'est le général de Boisdeffre, c'est le général Gonse, c'est le général Billot lui-même, qui sont bien obligés de faire acquitter le commandant, puisqu'ils ne peuvent laisser reconnaître l'innocence de Dreyfus, sans que les bureaux de la guerre croulent dans le mépris public. Et le beau résultat de cette situation prodigieuse est que l'honnête homme, là-dedans, le lieutenant-colonel Picquart, qui seul a fait son devoir, va être la victime, celui qu'on bafouera et qu'on punira. O justice, quelle affreuse désespérance serre le cœur ! On va jusqu'à dire que c'est lui le faussaire, qu'il a fabriqué la carte-télégramme pour perdre Esterhazy. Mais, grand Dieu ! pourquoi ? dans quel but ? Donnez un motif. Est-ce que celui-là aussi est payé par les juifs ? Le joli de l'histoire est qu'il était justement antisémite. Oui ! nous assistons à ce spectacle infâme, des hommes perdus de dettes et de crimes dont on proclame l'innocence, tandis qu'on frappe l'honneur même, un homme à la vie sans tache !
(...)
Je l'ai démontré d'autre part : l'affaire Dreyfus était l'affaire des bureaux de la guerre, un officier de l'état-major, dénoncé par ses camarades de l'état-major, condamné sous la pression des chefs de l'état-major. Encore une fois, il ne peut revenir innocent sans que tout l'état-major soit coupable. Aussi les bureaux, par tous les moyens imaginables, par des campagnes de presse, par des communications, par des influences, n'ont-ils couvert Esterhazy que pour perdre une seconde fois Dreyfus. Quel coup de balai le gouvernement républicain devrait donner dans cette jésuitière, ainsi que les appelle le général Billot lui-même ! Où est-il, le ministère vraiment fort et d'un patriotisme sage, qui osera tout y refondre et tout y renouveler ? (1)
(...)
Telle est donc la simple vérité, monsieur le Président, et elle est effroyable, elle restera pour votre présidence une souillure. Je me doute bien que vous n'avez aucun pouvoir en cette affaire, que vous êtes le prisonnier de la Constitution et de votre entourage.
(...)

(1) sur les suites désastreuses de cet appel de Zola : voir "l'affaire des fiches" dans les études Combes et Franc-Maçonnerie


Le rêve meurtrier d'un monopole français sur le monde

Dans son discours de mai 1892 au banquet des Félibres de Sceaux, Zola ne cache pas son rêve de destruction de toutes les frontières devant l'expansion française, et de toutes les langues devant la langue française :

« Et, si je crois au nivellement de toutes choses, à cette unité logique et nécessaires où tend la démocratie, je n’en suis pas moins pour l’enquête ouverte partout, je suis pour que les bretons nous parlent de la Bretagne, pour que les Provençaux nous parlent de la Provence, car eux seuls peuvent nous en parler à plein cœur, et en sachant au moins ce qu’ils disent. Aussi, voyez les groupes se multiplier, les enfants de chaque province se réunir : il n’est pas de cadres plus naturels, des sympathies sociales mieux réparties, d’œuvres écrites documentées avec plus de soin. Cela jusqu’au jour, hélas ! encore si lointain, ce jour rêvé du retour à l’âge d’or, où toutes ces forces collectives se seront fondues dans la grande patrie, où il n’y aura plus de frontières, où la langue française aura certainement conquis le monde ! »
Emile Zola, « A la fête des félibres à Sceaux » Ed Cercle du livre précieux, 1969, p.663.


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CC / Zola version 1.1